« Ce numéro n'existe pas ! » Il n'est pas rare de recevoir ce message téléphonique lorsque l'on appelle un interlocuteur au Nigeria. Les nouveaux venus dans ce pays tombent facilement dans le panneau : ils pensent réellement être en possession d'un mauvais numéro et contactent celui qui leur a donné en pensant qu'il a fait erreur.
En fait, les lignes sont simplement saturées. D'où cette réponse intrigante. Les initiés savent qu'il faudra peut-être s'y reprendre à une cinquantaine de fois avant d'obtenir gain de cause : à savoir, parler enfin à son interlocuteur.
Autre surprise de taille pour les nouveaux venus : au Nigeria, il est ardu de récupérer un numéro de téléphone. Alors que dans la plupart des pays du continent, il suffit de quelques minutes pour acheter une carte SIM à prix modique, au Nigeria, il faut montrer patte blanche. Il est nécessaire de se présenter chez l'opérateur avec des pièces d'identité en bonne et due forme.
Les autorités nigérianes se donnent alors la possibilité de vous refuser l'accès à la précieuse carte SIM. Il s'agit officiellement de lutter contre les escrocs, les fameux « 419 » qui ont donné une renommée tout sauf positive au Nigeria et aussi de combattre plus efficacement les terroristes de Boko Haram.
Pour avoir oublié cette règle (cinq millions d'abonnés n'auraient pas été enregistrés), le leader du marché, le sud-africain MTN s'est fait condamner à une amende astronomique de 5,2 milliards de dollars. Après une âpre négociation le montant de l'ardoise a été réduit, mais il reste toujours 1,7 milliard de dollars à payer à l'Etat nigérian.
Près de 200 millions de lignes téléphoniques
Lorsqu'on appelle un autre opérateur que celui auquel on est abonné, le son peut être épouvantable, à la limite de l'audible. Par ailleurs, lorsque les opérateurs ont des difficultés financières, le service se dégrade considérablement. Du coup, les utilisateurs possèdent fréquemment plusieurs abonnements. Ainsi le géant de l'Afrique avec 186 millions d'âmes, possède plus de lignes de portables que d'habitants.
A Lagos, le portable est devenu le meilleur ami de l'homme et de la femme, surtout de certaines jeunes femmes qui multiplient les « selfies » sur les tapis rouges afin de mettre en valeur leur nouvelle coupe de cheveux, leur maquillage et de poster immédiatement les clichés sur les réseaux sociaux. Au Nigeria, l'internet reste cher mais le glamour n'a pas de prix.
Il est difficile de participer à un dîner sans que le moindre plat ne soit photographié au flash sous toutes les coutures. La dinde de Noël se retrouve immédiatement sur Facebook et sur les autres réseaux sociaux afin que le monde entier puisse avoir envie de la déguster.
L’Iphone est un must, il a supplanté de longue date le Blackberry qui était en vogue au début des années 2010. Samsung a aussi ouvert des boutiques qui ont pignon sur rue. Les faux portables sont légion. Entre les faux téléphones et les lignes défectueuses, le son est souvent atroce. Mais peu de gens semblent s'en offusquer. L'essentiel étant sans doute d'être vu en permanence avec cet accessoire de modernité accroché à l'oreille.
Dans bien des cercles, chez les plus jeunes les cartes de visite sont considérées comme ringardes. Elles ont été remplacées par des échanges de numéro de téléphone et de courriels. « Au Nigeria, la frénésie de communication téléphonique est sans doute plus grande qu'ailleurs en Afrique. Nous avons été privés de téléphone pendant si longtemps que maintenant nous avons envie de nous rattraper », analyse Emeka Okafor, homme d'affaires à Lagos.
De la quasi-absence à l’omniprésence du téléphone
Il est vrai que le pays revient de loin. Jusqu'au début des années 2000, le Nigeria était très en retard dans le domaine de la téléphonie. Le portable était encore peu répandu. Et le téléphone fixe était un luxe que peu pouvaient s'offrir. « Il fallait payer de très importants pots de vin pour recevoir rapidement une ligne fixe et puis une fois installée les fils étaient très rapidement volés. Les métaux qui la composaient étant revendus à bon prix » rappelle Ahmed Bello, haut fonctionnaire de Kaduna, dans le nord. Le pays a presque sauté une étape : celle du filaire. Il est passé de la quasi-absence de téléphone à son omniprésence.
Aujourd'hui, il sert pour tout : des transactions bancaires à la location d'un Uber. Et aussi au harcèlement des autres possesseurs de téléphone. Il n'est pas rare d'être réveillé à cinq heures du matin par un verset du Coran ou un passage de la Bible envoyé par son opérateur téléphonique. Ou par un SMS vous annonçant que vous avez gagné un concours auquel vous n'avez jamais participé.
A cela s'ajoutent les SMS d'une femme tombée amoureuse de vous sans jamais vous avoir rencontré. Ou d'un inconnu que vous signale que c'est aujourd'hui son anniversaire et que vous devriez faire un geste, si vous êtes un bon chrétien ou un bon musulman.
L’art du harcèlement téléphonique
Au Nigeria, le harcèlement, « stalking » en anglais, est considéré comme un sport national. Il n'est pas rare que quelqu'un vous appelle cinquante fois en moins d'une heure. Votre « stalker » ne pensera pas que vous être en réunion ou que vous n'avez peut-être pas envie de lui répondre, il va continuer à vous harceler jusqu'à ce que vous ayez répondu ou éteint votre portable. Ce qui pose problème pour vos autres interlocuteurs, ceux auxquels vous désirez vraiment parler.
La « résilience » est considérée comme une qualité essentielle. Le stalker peut être un vendeur qui va vous faire cent fois de suite la même proposition sans jamais se décourager. Malgré la lassitude, on ne pourra s'empêcher d'admirer sa ténacité, même s'il vous appelle le dimanche à six heures du matin. Il gâche votre matinée, mais sans doute aussi la sienne.
Picasso n'avait-il pas coutume de dire que « Tous les hommes sont égaux, sauf les tenaces » ? Qu'aurait pensé le peintre catalan des « stalkers nigérians » difficile à dire avec précision. Force est de reconnaître qu'ils nous invitent à remettre en question nos schémas sociaux les plus profondément ancrés. Le stalker se moque de ce que pense son interlocuteur. Il use du téléphone comme d'une arme : il pense vous avoir à l'usure. Et il a sans doute parfois raison.
Le téléphone peut sonner à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans que votre interlocuteur n'ait rien d'urgent à vous dire. Il peut vous appeler pour vous dire « bonjour », pour vous demander « si vous allez bien » et accessoirement pour vous demander un service.
Le stalking est si développé qu'un grand nombre d'usagers ne décrochent jamais lorsqu'il s'agit d'un numéro inconnu. Si vous voulez que quelqu'un qui ne connaît pas votre numéro décroche, il faut préalablement lui envoyer un SMS pour qu'il comprenne que vous n'êtes pas un banal « stalker ».
Nostalgie d’une époque révolue
L'utilisation du téléphone requiert donc une stratégie mûrement réfléchie et un instinct de survie en perpétuel éveil. Ou alors si votre numéro a trop circulé, il faut en changer régulièrement. Il n'est pas rare que les numéros des gens importants, des « ogas » ou des « ogas pata pata », les patrons ou les gens influents, soient revendus aux plus offrants.
Dès lors, bien des gens en viennent à regretter la douce époque où les téléphones ne fonctionnaient pas ou presque pas. Lagos étant une ville particulièrement embouteillée, les « stalkers » devaient y réfléchir à deux fois avant de vous rendre visite et vous pouviez toujours faire semblant de ne pas être là. Oui, comme il paraît délicieux le temps où les téléphones ne fonctionnaient pas. Il était encore possible d'échapper aux stalkers de tout poil.
Aujourd'hui, plus personne ne croit le message suivant « Ce numéro n'existe pas ». Et dans un pays de 186 millions d'habitants où les affranchis sont légion et les lignes téléphoniques encore plus nombreuses, n'espérez plus échapper aux charmes de la société de l'hyper communication.
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