[Chronique]Le Nigeria, du journalisme de guérilla au cyberjournalisme

La mort violente d'un journaliste reste gravée dans les mémoires. Même dans celle de ceux qui n'appartiennent pas à la corporation des porteurs de nouvelles. Il en va ainsi de celle de Dele Giwa, le plus célèbre journaliste d'investigation nigérian. Tué à 39 ans. Il est mort le 19 octobre 1986 en ouvrant un colis piégé adressé à son domicile. La charge symbolique est forte. L'on fait taire à jamais une voix essentielle du Nigeria. Le crime reste inexpliqué. Et c'est en faisant son métier, collecter de l'information, qu'il meurt.

Les assassinats des journalistes marquent particulièrement l'opinion, que ce soit ceux de Dele Giwa au Nigeria, de Norbert Zongo au Burkina Faso ou de Jean Hélène en Côte d'Ivoire. Les pouvoirs publics espèrent toujours que l'émotion sera un feu de paille, et ils se trompent invariablement. Au-delà du drame humain, l'opinion se sent flouée. Elle a l'impression que l'on a voulu imposer l'omerta, l'empêcher de savoir la vérité sur la marche du monde.

Trente ans après sa mort, Giwa fait encore couler beaucoup d'encre ; il est toujours à la Une des journaux. Cette presse qu'il chérissait tant. Jusqu'à son meurtre, la vie de Giwa ressemblait un peu à un conte de fée ou à une « success story » comme disent les anglo-saxons. Issu d'un milieu populaire, il avait obtenu des aides financières pour étudier aux Etats-Unis. Il avait travaillé au New York Times avant d'être rappelé au Nigeria pour relancer le Daily Times, l'un des plus prestigieux titres du pays. Un quotidien qui existait depuis le début du XXème siècle. En matière de presse, les colonies britanniques avaient souvent une longueur d'avance.

Fondateur de Newswatch

Dès 1984, Dele Giwa avait lancé l'hebdomadaire Newswatch, un magazine dévolu à l'investigation. Il publiait de longues enquêtes dérangeantes pour les puissants. Dele Giwa était selon ses confrères un personnage charismatique. « Kissinger disait que quand de Gaulle rentrait dans une pièce que le centre de gravité se déplaçait, avec Dele Giwa c'était un peu la même chose »,  note Dare Babarinsa, l'un de ses confrères.

Quelques jours après avoir été longuement entendu par les SSS, la police politique nigériane, Dele Giwa a reçu le colis piégé qui lui a été fatal. Encore aujourd'hui, les assassins courent toujours. A l'époque les rumeurs les plus folles ont circulé. Trente ans plus tard, la presse les rapporte encore.

L'épouse de l'ex-ministre de la Défense aurait été impliquée dans un trafic de cocaïne. L'une des femmes qui lui servait de mule était en passe de se faire repérer par des services de police internationaux. Afin de lui refaire une virginité, on l'aurait fait passer pour morte. On aurait enterré un autre cadavre à sa place. Dele Giwa connaissait la « mule » en question. Il l'aurait croisée dans un vol entre Londres et Lagos et elle lui aurait fait des confidences impliquant la femme du ministre de la Défense.

Dele Giwa, le journaliste qui en savait trop

Entre temps, le ministre de la Défense était devenu chef de l'Etat : le puissant Ibrahim Babangida qui régna sur le Nigeria de 1986 à 1993. Dele Giwa en savait-il trop ? Menaçait-il de faire éclater un scandale ? Quoi qu'il en soit, trente ans après, sa famille affirme connaître le nom du commanditaire du crime. « Il se balade toujours en liberté ! »,  souligne l'un des frères de Dele Giwa. Personne n'a été jugé pour cette affaire restée une énigme.

Après la mort de Dele Giwa, loin de s'assagir, la presse nigériane est devenue de plus en plus virulente. Newswatch s'est imposé comme un modèle de journalisme d'investigation. D'autres hebdomadaires ont imité son style incisif ; à commencer par Tell. Pendant la dictature de Sani Abacha (1993-1998), les journalistes et les patrons de presse ont pris de grands risques pour continuer à pratiquer leur métier. Certains ont été emprisonnés, d'autres ont tout bonnement été assassinés.

Moshood Abiola, le vainqueur de la présidentielle de juin 1993, emprisonné juste après sa victoire électorale, dirigeait un important groupe de presse, The Concord. Il est mort en détention. Alex Ibru, le fondateur du Guardian a été mitraillé sur le pont de Falomo à Lagos, en 1996 : il a été grièvement blessé. Il a survécu, mais est resté très diminué physiquement. Ken Saro-Wiwa a été pendu le 10 novembre 1995.

Fondateur de l'hebdomadaire The News, Kunle Ajibade a été condamné à la prison à vie. Il consacre à cette dure expérience carcérale un récit touchant et profond Jailed for life (Prison à vie). Seule la mort de Sani Abacha en juin 1998 lui a permis de sortir de prison. Même le prix Nobel de littérature Wolé Soyinka avait été condamné à mort par le régime de Sani Abacha.

Des conférences de rédaction clandestines

Comme il était devenu trop dangereux de se réunir dans les rédactions où les SSS (State security service) et les militaires faisaient de régulières incursions musclées, des conférences de rédaction clandestines se déroulaient dans des lieux tenus secrets, des mosquées ou des églises par exemple.

Afin d'échapper aux arrestations les journalistes se réfugiaient régulièrement au Bénin et cachaient leur identité. Cette presse était courageuse et militante. Alors que le Nigeria est souvent présenté comme un pays plein de cynisme, la presse de guérilla montrait que des journalistes étaient prêts à prendre des risques inouïs pour faire avancer leur pays, pour le bien public.

L'influence croissante de Sahara Reporters

Avec l'avènement de la démocratie en 1999, ce journalisme aurait pu s'essouffler, voire péricliter, mais il n'en a rien été. La soif d'information est toujours aussi forte dans l'opinion publique. Aujourd'hui, le rôle de la presse hebdomadaire est sans doute moins central. Le lectorat a, sans doute; moins l'habitude de lire les articles fleuves qui faisaient la marque de fabrique de ce média. Mais le relais a été pris en large mesure par de nouveaux médias électroniques.

En moins de dix ans, Sahara Reporters s'est imposé comme un média de référence. Au départ, il s'agit d'une aventure militante. Un média citoyen lancé en 2006. Un média participatif auquel tous les Nigérians sont invités à collaborer pour dénoncer tel ou tel scandale ou abus de pouvoir. A charge pour la rédaction de vérifier les informations.

Omoyele Sowore, le fondateur de ce média, n'est pas un journaliste de formation. Il s'agit d'un militant des droits humains de l'université de Lagos. Géographe de formation, il s'est appuyé sur la montée en puissance des nouvelles technologies et des réseaux sociaux pour faire en peu de temps de son média l'un des plus influents du Nigeria et sans doute du continent. Sahara Reporters compte plus de 2, 5 millions de fans sur Facebook.

Sahara Reporters a joué un rôle essentiel lors de l'élection présidentielle d'avril 2015. Ce média électronique a rendu très difficile la fraude électorale. Il invitait ainsi les électeurs à assister au dépouillement électoral et à photographier les résultats avec leurs portables. Les photos étaient envoyées à la rédaction qui les publiait immédiatement.

Dès le dimanche matin, lendemain du vote, Sahara Reporters publiait la grande majorité des résultats en affirmant que Muhammadu Buhari avait deux millions de voix d'avance. La commission électorale ne publiera les résultats que deux jours plus tard. Mais après cette publication des résultats, il devenait très difficile pour le régime en place d'organiser une fraude électorale sur grande échelle.

Sahara Reporters publie régulièrement des scoops. D'autres « pure players » (médias n'existant que sur internet) notamment Premium Times livrent des enquêtes courageuses. Premium Times a ainsi rendu public le témoignage d'une de ses reporters qui avait infiltré des réseaux de traite humaine. La journaliste en question a été menacée de mort par des réseaux mafieux.

La presse papier aussi publie des enquêtes de qualité, notamment le Punch qui n'hésite pas à envoyer ses reporters dans les zones les plus dangereuses du Nigeria.

Omoyele Sowore et son look de surfer désinvolte

En matière de journalisme d'investigation, Sahara Reporters fait pourtant figure de leader. Son fondateur, Omoyele Sowore, 45 ans, affiche un look qui peut étonner plus d'un notable nigérian, habitué au port du costume cravate sombre. Dans les beaux quartiers de Lagos et dans ses hôtels « bling-bling », Omoyele Sowore se balade en tee-shirt délavé et jeans usés.

Il affiche un look de surfer désinvolte qui a trop fait la fête la veille. En pendentif, il porte une dent de requin ou des cauris qui dépassent sur son tee-shirt délavé. Omoyele Sowore pourrait passer pour un adepte du « gonzo journalisme ». Un personnage improbable échappé d'un roman de Hunter S. Thompson, l'auteur de Las Vegas Parano.

Au premier regard, difficile d'imaginer qu'il s'agit de l'un des hommes les puissants du Nigeria. Mais c'est pourtant le cas. Dès qu'il prend la parole, on se rend compte que le succès de Sahara Reporters est dû à tout sauf au hasard. Avec la discrétion du caméléon, Omoyele Sowore est très présent au Nigeria. Mais il a installé la rédaction et le siège de Sahara Reporters à New York, afin d'être à l'abri des pressions les plus physiques.

Etrange clin d'œil de l'histoire. L'aventure de Dele Giwa avait commencé à New York. Bien des années plus tard, la destinée de son « fils spirituel » se poursuit dans la même ville. Omoyele Sowore ne cache pas qu'il savoure la liberté d'expression qui règne dans la grande pomme.

« A New York, un journaliste peut raconter n'importe quoi sur le Président, il n'ira pas en prison. D'autres médias lui porteront la contradiction, voilà tout » note-t-il avec délectation. Aux Etats-Unis, il se sait à l'abri de biens des pulsions. S'il prenait à quelqu'un l'envie de lui envoyer un colis piégé à domicile – à New York – cela coûterait nettement plus cher. Au sens propre comme au figuré.

Partager :