Tout commence en 1999. A la faveur des nombreuses grâces royales qui coïncident avec un changement de souverain en Jordanie, Abou Moussab al-Zarqaoui est remis en liberté. Le jeune Jordanien, « ancien caïd alcoolique et proxénète », a fait ses armes contre les Soviétiques, dans la guerre d’Afghanistan (1979 – 1989). Il s’y est converti à une version rigoriste et intransigeante de l’islam.
Zarqaoui est souvent décrit comme « une brute », mais c'est aussi un meneur d’hommes. Quand il retourne en Afghanistan en 1999, Oussama ben Laden, numéro 1 d’al-Qaïda, ne daigne pas le rencontrer. Mais il obtient la permission d’ouvrir un camp dans l’ouest du pays, pour entraîner des jihadistes en prévision de l’invasion américaine.
« Trois événements avaient contribué à remodeler la personnalité relativement brusque de Zarqaoui : la guerre [en Afghanistan], la prison [en Jordanie] et le fait de commander son propre camp d’entraînement en Afghanistan. Il se considérait comme un véritable chef mais aussi comme un homme ayant un destin à accomplir », écrit Joby Warrick.
On croit au départ à une biographie du Jordanien, futur leader de la branche irakienne d’al-Qaïda et père spirituel de l’organisation Etat islamique. L’auteur consacre la première partie de Sous le drapeau noir à l’ascension du truand devenu terroriste. Le livre emprunte au roman la prose, cette façon de raconter une histoire, avec ses personnages, ses intrigues, ses rebondissements.
Mais il s’inscrit dans l’enquête de par la rigueur du récit : Joby Warrick a réalisé plus de 200 interviews pour mener à bien son enquête. Chacune des citations est assortie d’une note, qui renvoie aux références d’un entretien mené par le journaliste, d’un discours politique, de documents de propagande jihadiste, de rapports officiels…
D’al-Qaïda au groupe Etat islamique
Dans la seconde partie, Zarqaoui a fui vers l’Irak, alors que les Américains traquent al-Qaïda dans les montagnes afghanes. Le Jordanien y constitue, petit à petit, un réseau de fidèles et de jihadistes. La CIA veut l’éliminer, mais la Maison Blanche a besoin de lui pour justifier l’invasion : l’administration de George W. Bush annonce, en février 2003, par la voix de son secrétaire d’Etat Colin Powell à la tribune des Nations unies, que l’Irak dispose d’armes de destruction massive (ce dont aucun analyste à la CIA n’a la preuve), et que le régime de Saddam Hussein finance le terrorisme par l’intermédiaire d’Abou Moussab al-Zarqaoui (un lien basé sur un seul témoignage, remis en cause par presque tous les experts de la région).
« En décidant de se servir de l’obscur Zarqaoui [alors inconnu du grand public] comme excuse pour ouvrir un nouveau front dans la guerre contre la terreur, la Maison Blanche avait réussi à lancer la carrière d’un des plus grands terroristes du siècle », explique Joby Warrick. De là, l’organisation du Jordanien croît, et attire de plus en plus.
Il développe un jihad nouveau : plus violent, plus médiatique, plus intransigeant que celui d’al-Qaïda. Al-Qaïda cherche à unir tous les musulmans ; sa « filiale irakienne » préfère un chaos total, et s’en prend à tous les non-sunnites. Oussama ben Laden communique via de longues prêches sur des vidéos de piètre qualité, Zarqaoui décapite et se met en scène dans des vidéos à la scénographie très étudiée.
Responsables de la sécurité irakiens, membres des services secrets jordaniens, analystes de la CIA : Joby Warrick recoupe les témoignages de sources, parfois anonymes car encore en service. Entre 2003 et 2006, presque tous ces interlocuteurs traquent al-Zarqaoui dans la tempête irakienne.
A force de ratés, de coups de chances et de collaborations, et alors que le Jordanien fait couler le sang dans toute la région, l’armée américaine finit par le tuer dans un bombardement en juin 2006. Dans les années qui suivent, le réseau de Zarqaoui est démantelé, contraint à la retraite voire à l’extinction. Les jihadistes sont enfermés dans des prisons de fortune, souvent au contact de détenus de droits communs ou d’anciens soldats du régime de Saddam Hussein.
De l’Irak à la Syrie
L’organisation vivote, et s’enracine peu à peu dans un Irak en lambeaux. Un nouvel homme est arrivé à la tête de ce qui reste d’Al-Qaïda en Irak, pour remplacer ses précédents leaders : Abou Bakr al-Baghdadi. Ce dévot solitaire destiné à enseigner la théologie possède une caution intellectuelle qui détone par rapport au chef de guerre Zarqaoui.
Baghdadi va profiter du chaos syrien : en 2012, un an après les premières manifestations, il envoie ses émissaires au-delà de la frontière. Dans toute la Syrie, alors que les rebelles sont aux prises avec le régime de Bachar el-Assad, l’organisation terroriste essaime, prenant le nom de Front al-Nosra, aujourd’hui devenu le Front Fateh al-Cham. Des alliances floues et fluctuantes se nouent entre jihadistes et rebelles islamistes. Parce qu’elle combat les troupes de Bachar el-Assad, l’organisation al-Nosra obtient le soutien de la Turquie, mais aussi de monarchies du golfe Persique.
A partir des témoignages d’officiels de la diplomatie américaine ou de militaire, parfois à la retraite, Joby Warrick construit la troisième et dernière partie de son ouvrage autour de la guerre en Syrie, terreau propice au jihadisme inspiré par Zarqaoui. En Syrie, al-Nosra se développe ; mais les alliances de circonstance ne satisfont pas Baghdadi, resté en Irak. Il annonce une réforme complète de son organisation, malgré les mises en garde d’al-Qaïda et des leaders d’al-Nosra, qui s’éloignent de lui.
Al-Baghdadi unifie sous un seul drapeau noir toutes ses troupes : en avril 2013 naît officiellement l’Etat islamique sous la forme qu’on lui connaît actuellement. Dans la foulée, l’organisation prend la ville de Raqqa, dans l’est de la Syrie, dont elle fait sa capitale – un an plus tard elle envahit Mossoul au nord de l’Irak. Son territoire s’étend alors sur une terre grande comme Israël et le Liban réunis.
Médiatisation de la violence
L’enquête de Joby Warrick prend fin début 2015, alors que le groupe Etat islamique vient de brûler vif, dans une cage, un pilote jordanien, et d’en diffuser la vidéo sur internet. Cette exaction suscite le rejet ferme de l’organisation terroriste par les autorités politiques et religieuses de nombreux pays musulmans, isolant plus que jamais Daech.
Le groupe Etat islamique, inspiré de la médiatisation de la violence et de la brutalité de Zarqaoui, revigoré sur les plans théologique et stratégique par al-Baghdadi, continue d’attirer de jeunes islamistes du monde entier. Localement, l’organisation s’appuie sur les sunnites irakiens inquiets de la politique du nouveau régime chiite, sur les tribus et les anciens généraux lésés par la chute de Saddam Hussein, sur les opposants les plus fondamentalistes au régime de Bachar el-Assad.
Sans être juge, Joby Warrick constate la responsabilité des Etats occidentaux, et notamment des Etats-Unis, dans l’apparition du mouvement. Il remarque également que si le groupe EI a pu ainsi prospérer, c'est en partie grâce aux fonds d’islamistes du monde entier. Des fonds versés à l'origine aux mouvements jihadistes qui, en s'unifiant, sont ensuite devenus l'organisation Etat islamique. Il note enfin que nombre de jihadistes se sont rencontrés dans les prisons les plus obscures des régimes autoritaires de la région, avant d’en sortir et de former des réseaux encore en activité bien des années après leur mort.
La force de Sous le drapeau noir est de démêler les racines profondes du groupe Etat islamique. De dire l’histoire de l’organisation terroriste en racontant un peu de celle des acteurs qui l’ont vue naître. De leur donner la parole pour expliquer sans concessions mais sans excès la genèse d’un des pires mouvements terroristes ayant jamais existé. Joby Warrick remonte le temps, quitte parfois à se perdre dans les précisions, pour dresser un tableau complet, et forcément complexe des origines de Daech.