Il ne s'agit pas juste d'une nostalgie d'un grand passé. Rien à voir avec le type de nostalgie que les Saint-Louisiens peuvent éprouver pour l'époque où leur cité était la capitale de l'Afrique occidentale française. Contrairement à Saint-Louis du Sénégal, Lagos n'a pas décliné depuis qu'elle a perdu le titre de capitale officielle du Nigeria, bien au contraire.
Chaque jour, selon les Nations unies, la ville compte mille nouveaux habitants. Ils viennent de toute la sous-région, mais ce sont surtout des Nigérians attirés par les lumières de la « New York » de l'Afrique. Ses gratte-ciels et ses ponts d'acier qui enjambent la lagune. Ils sont notamment impressionnés par la majesté du Third Mainland, un pont de quatorze kilomètres de long qui relie le continent aux îles d'Ikoyi et Victoria island.
Capitale économique et culturelle
Dans la réalité, Lagos reste bel et bien la cité la plus importante du Nigeria. D'un point de vue économique d'abord. Le PIB de Lagos représente celui de la Côte d'Ivoire, du Sénégal et du Cameroun réunis. Les grands noms du business vivent d'ailleurs à Lagos, même quand ils sont originaires du nord du Nigeria. Ainsi, Aliko Dangoté, l'homme le plus riche d'Afrique vit à Lagos et son yacht mouille dans la lagune sur un ponton de Victoria island. A deux pas de la tour de Mike Adenuga, l'un des autres tycoons de la ville.
Toutes les grandes manifestations culturelles du Nigeria ont lieu à Lagos. Le week-end, les Nigérians qui travaillent à Abuja reviennent à Lagos, histoire de profiter d'une vie trépidante. Après une période de déclin relatif à la suite du changement officiel de capitale, Lagos a retrouvé de sa splendeur sous le règne du gouverneur Babatunde Fashola, au pouvoir jusqu'en mai 2015, après avoir effectué deux mandats de quatre ans.
Pour pallier le fait que l'Etat fédéral n'investissait plus à Lagos, Fashola a levé des impôts locaux, ainsi il a pu remettre à niveau les infrastructures et rétablir les services publics, au premier rang desquels la police. La sécurité est en grande partie revenue à Lagos ce qui a permis de redonner du lustre à la vie nocturne. Lagos est vingt fois plus peuplée qu'Abuja.
A contrario, Abuja, malgré son million d'habitants, a toujours la réputation d'être une ville morte le week-end, de même que le reste de la semaine d'ailleurs. Il est difficile d'y trouver de bons restaurants. Il est compliqué d'y trouver des lieux animés tout court, mis à part deux ou trois grands hôtels où des hommes politiques louent des suites à l'année et entretiennent des maîtresses à grands frais.
Le fait de déplacer la capitale du Nigeria de Lagos à Abuja n'avait rien d'une hérésie. Lagos était dès les années 90 une ville engorgée. Lagos constitue le poumon économique du pays le plus peuplé d'Afrique. La grande majorité des produits importés au Nigeria transitent par son port. Sa localisation géographique en fait un lieu incontournable. Lagos n'est pas uniquement la capitale du pays yorouba (sud-ouest du Nigeria). Elle constitue un formidable « melting pot », toutes les ethnies y sont représentées en masse.
Déménagement difficile
Abuja présente l'immense avantage de se trouver au centre du pays. Mais pendant des décennies les ministères et les ambassades ont traîné des pieds pour s'installer dans l'austère ville au climat sahélien. Comme la ville nouvelle manquait cruellement d'infrastructures, la vie y était encore plus chère qu'à Lagos.
Vingt-cinq ans plus tard, Abuja a enfin cessé d'être une ville artificielle, elle compte des églises, des mosquées, des grands magasins, etc.... Reste qu'elle ne fait toujours pas rêver les Nigérians, notamment les sudistes. Ils ont l'impression de se retrouver dans une ville nordiste, dominée par l'islam et la culture haoussa, la langue dominante dans le nord du Nigeria. Abuja fait aussi peur. Elle a régulièrement connu des attentats. Boko Haram parvient à y frapper et à commettre des attaques meurtrières, ce qui n'est pas le cas à Lagos, située à 700 kilomètres de la capitale fédérale.
Dès 1991, le régime fédéral avait demandé aux représentations diplomatiques de s'installer à Abuja. L'Etat avait d'ailleurs mis à leur disposition de vastes terres pour qu'ils puissent y construire leurs ambassades, mais elles ont traîné les pieds. Plus de quinze années auront été nécessaires pour accomplir le déménagement. Les chancelleries ont d'ailleurs conservé leurs ex-ambassades à Lagos, entre temps rebaptisées Consulats généraux.
Discrètement, un certain nombre de corps diplomatiques ont commencé à redéployer une partie de leurs effectifs à Lagos, notamment les Néerlandais très actifs dans le domaine commercial. Ils savent que l'essentiel de leurs intérêts se trouve à Lagos et non à Abuja. Il en va de même pour la Suisse, qui vient de rouvrir un Consulat général dans l'ex-capitale, ou même du Burkina Faso.
Lagos, ville ouverte
Autre avantage de Lagos, la ville est plus tolérante. L'homosexualité de l'Ambassadeur de Suisse avait fait débat à Abuja, malgré son immunité diplomatique. L'homosexualité est passible de quinze ans de prison au Nigeria. Alors qu'à Lagos, celle-ci laisse davantage indifférent dans les milieux aisés.
La métropole du sud est une ville ouverte où il est possible de faire des affaires. Abuja traîne au contraire la réputation d'être une capitale où les Nigérians perdent leur temps avec des rendez-vous ministériels à rallonge. Le film nigérian The meeting (Le Rendez-vous), une satire sociale, raconte comment des hommes d'affaires perdent des jours et des jours à attendre dans l'antichambre d'un ministre dans l'espoir de signer un hypothétique contrat. Ils passeront bien après les maîtresses, les parents et les administrés de la circonscription électorale du ministre. Pour conserver leur tour dans la file, il leur faudra verser des pots-de-vin et avaler toutes les couleuvres possibles et imaginables. On l'aura compris, Abuja possède une réputation trouble au Nigeria. Même si ses habitants vantent son architecture aérée et sa verdure.
Lagos fait, inversement, peur aux non-Lagotiens, qui voient dans cette ville une sorte de « Sin city », une « Babylone », capitale du péché et du crime qui aurait le pouvoir de corrompre ses habitants et de dissoudre leur sens de l'éthique. Les habitants d'Abuja vantent le calme bucolique de leur cité face à l'atmosphère polluée de Lagos. La rivalité est féroce... Un peu comme les rappeurs en Amérique qui sont « West coast or East coast », les Nigérians sont Abuja ou Lagos de façon jusqu'au-boutiste. Sans qu'il soit possible de les réconcilier sur la question.
Certes, les cités rivales sont à 700 kilomètres de distance, mais comme une heure d'avion à peine les sépare, il est aisé de goûter aux charmes des deux cités dans la même journée. C'est ce que font d'ailleurs les élites nigérianes qui ne peuvent faire l'impasse sur les rencontres des ministres et des sénateurs à Abuja. Tout comme il leur est impossible de négliger le monde de la finance, de l'entreprise et de la culture qui réside à Lagos.
Complémentarité
Au fond les deux sœurs ennemies sont sans doute plus complémentaires qu'elles ne l'imaginent. Sans la puissance financière et économique de Lagos, Abuja n'est rien. Sans contact à Abuja, il est difficile de faire des affaires au Nigeria. Mais Lagos se verrait bien vivre sans Abuja. Tout comme Barcelone qui se rêve un avenir sans Madrid. Cette volonté de prise de distance se développe au fur à mesure que le pays yorouba se développe, alors que le nord s'enfonce dans la crise.
Le peintre Dali avait dit « Picasso est génial, moi aussi. Picasso est catalan, moi aussi, Picasso est communiste, moi non plus ». Lagos entretient une relation tout aussi ambiguë avec Abuja, du type « Je t'aime moi non plus ». Lagos est beaucoup moins portée que sa rivale sur le partage des richesses. D'autant moins que c'est elle qui les produit en grande partie et que c'est Abuja qui les dépense en grande partie.
La méfiance est réciproque. Originaire du Nord, le président Buhari n'est jamais venu officiellement à Lagos depuis son entrée en fonction en mai 2015. Au point que d'aucuns l'ont surnommé le « président du Nord ». Cette relation distante convient parfaitement à bien des élites lagotiennes.
Plus elle est riche, plus Lagos rêve d'un mariage distendu avec séparation des biens. Abuja étant plus connue pour sa capacité à dépenser sans compter que pour sa capacité à produire des richesses ou à les faire fructifier. Lagos n'a en rien renoncé à ses rêves de grandeur. La cité des bords de lagune continue de s'imaginer un futur en capital.
► La suite de nos Histoires nigérianes vendredi 11 novembre