Le siècle avait trois ans quand le Soudan occidental plongea dans l’horreur. La crise au Darfour a en effet éclaté en 2003 avec l’entrée en dissidence de la province contre le gouvernement central de Khartoum. Les autorités soudanaises ont répondu à la rébellion par une répression généralisée, caractérisée par des violences commises contre des civils et une politique de destruction systématique des villages, avec l’appui de milicesjanjawids. Les assauts donnés sur la population rebelle par ces miliciens issus des tribus arabes connues pour leur goût pour les rapines et la violence, provoquèrent une des crises humanitaires les plus importantes au monde de l’époque, entraînant dans son sillon 200 000 morts, 2,6 millions de déplacés et 200 000 réfugiés dans le Tchad voisin.
Cette guerre et ses conséquences pour les survivants sont au cœur du roman du Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin, Le Messie du Darfour, qui vient de paraître en traduction française. Auteur d’une dizaine de récits, Baraka Sakin est un écrivain très connu au Soudan où ses romans, qui racontent les heurs et malheurs du petit peuple dans une société autoritaire, sont particulièrement prisés par un lectorat amateur de romans. Le Messie du Darfour est exemplaire du talent de ce romancier qui, en conteur oriental, mêle avec bonheur le réalisme magique et les turbulences du réel, l’humour et l’indignation, puissance et empathie. Le roman met en scène une histoire d’amour et d’amitiés sur fond d’horreurs et de destructions causées au Darfour par la guerre d’extermination qu’y mène le pouvoir soudanais depuis bientôt quinze ans.
Mélange hybride de Jésus et du Bouddha
Le récit s’ouvre sur la fabrication par des charpentiers de croix en bois sur lesquelles seront suppliciés l’homme qui se fait appeler le messie du Darfour et ses disciples pacifistes. Ce curieux personnage, qui est un mélange hybride de Jésus et du Bouddha, est doué de pouvoirs magiques comme donner vie à partir d’une simple plume. Ce prophète, dont les adeptes viennent du monde entier, veut réveiller les esprits et arracher la violence du cœur des militaires stationnés au Darfour.
Or ce personnage n’est peut-être pas si curieux que cela puisqu’il s'inscrit dans la tradition soufiste du Soudan, qui n’est pas du goût du régime islamiste au pouvoir à Khartoum. Rien n’illustre mieux l'ambiguité des rapports entre le pouvoir et les mystiques soufis que l’histoire qu’on raconte dans les milieux intellectuels soudanais.
Par un vendredi soir, un officier de haut rang s'est retrouvé au milieu d’une foule de danseurs soufis réunis dans un cimetière. Indigné par la coupe de vin qu’on vient lui offrir, l’homme s’écrie, s’étranglant d’indignation : « Vous ne savez pas que l’alcool est interdit par l’islam. Je peux vous arrêter pour incitation à la consommation d’alcool et à l’ébriété. Savez-vous qui je suis ? Je suis le gouverneur de Khartoum ! » « Si je vous remplissais le verre, vous me direz peut-être que vous êtes le président Omar el-Béchir », fusa la réponse tranquille.
Son imaginaire empreint de la pensée soufiste n’empêche pas Baraka Sakin de raconter dans toute son horreur sanglante la guerre qui sévit au Darfour. Au cœur de son roman, la belle Abderahman, jeune femme au prénom on ne peut plus masculin. Elle a connu les ravages de la guerre dans sa chair et ne vit que pour la vengeance. En contrepartie de son corps et de son affection, elle demande au militaire tombé amoureux d'elle de l'aider. La jeune femme lui demande de lui de ramener dix janjawids dont elle veut dévorer le foie pour se venger des viols à répétition qu'elle a subis aux mains des miliciens arabes. Partant de cette intrigue centrale, le Soudanais a construit un roman à la manière des Mille et une nuits, en greffant au récit de sa belle et intrépide héroïne d’autres histoires de guerres, les unes plus atroces que les autres. La plus poignante est sans doute celle de la mère : folle de douleur et amnésique après la décapitation sous ses yeux de ses deux fils par les janjawids, elle erre dans la campagne du Darfour...
Censuré dans son pays
« J’écris pour conjurer ma propre peur de la guerre », explique Baraka Sakin, qui était récemment à Paris pour le lancement de la traduction française de son roman. Originaire du Soudan oriental, l'homme est venu à l’écriture très tôt, d’ailleurs au grand désespoir de sa mère qui pensait que son fils était possédé par le Diable en le voyant noircir du papier du matin au soir. Le romancier aime penser, pour sa part, que le Diable veille sur lui en l’aidant à sortir des mauvais pas. Ne lui a-t-il pas épargné la prison en 2012, lorsqu’à la Foire du livre de Khartoum, ses romans ont été saisis par la police pour violation de la « Creative Works law » ?
Censuré dans son pays où ses livres, toujours immensément populaires, circulent sous le manteau, Baraka Sakin lui vit aujourd’hui en Autriche. Il puise désormais dans la campagne autrichienne l’inspiration pour ses nouveaux romans. Des romans militants qui n'oublient pas le Soudan et qui appellent à renverser le gouvernement islamiste de Khartoum, à l’origine, selon le romancier, des guerres qui ensanglantent son beau pays.
Le Messie du Darfour, par Abdelaziz Baraka Sakin. Traduit de l’arabe par Xavier Luffin. Editions Zulma, 208 pages, 18 euros.