Avec The Sea Is Behind, vous nous faites vivre une histoire très sombre, angoissante, même si elle est teintée d’humour et plus rarement de tendresse. Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
(Rires) Il y a vingt ans, quand j’étais enfant, je pouvais voir les processions qui annoncent les mariages, avec un homme grimé en femme qui danse pour amuser la galerie. Quelque chose de bon enfant, de naturel, proche du théâtre et qui faisait partie du folklore. Les femmes ne pouvaient pas jouer et danser en public, alors comme dans Shakespeare, les hommes jouaient le rôle des femmes. Le personnage principal, Tarik, joue ce rôle. Actuellement, on vit un refroidissement qui empêche absolument tout ça. Dans nos villes, il est presque intolérable de voir un homme grimé en femme. Il y a eu des affaires de lynchage de travestis ou d’homosexuels, à Fez notamment, où la foule s’est déchaînée. Je ne voulais être ni dans le constat politique ni dans l’indignation ni dans le pensum. J’ai opté pour cette logique d’écriture abrasive qui raconte une intériorité qu’on ne verra nulle part : la situation du citoyen arable, du sujet marocain dans une société qui lui accorde très peu de place et où une démagogie religieuse mêlée de conservatisme s’ajoute au côté sous-développé de nos contrées. Je voulais faire un film à la hauteur de cette monstruosité, de ce manque d’humanité, de compassion. D’où sa violence, et l’absence de sentiment et de couleur.
Chaque plan en noir est blanc est conçu comme un tableau, un décor de théâtre justement. Quel est l’enjeu du film souligné dans son titre, The Sea Is Behind ?
Le titre découle d’un événement plus ou moins mythifié. Il est tiré du fameux discours de Tariq ibn Ziyad, un héros arabe musulman qui a traversé le détroit à la conquête de l’Andalousie à l’époque des croisades. Arrivé en Espagne, voyant la panique qui s’empare de ses soldats, crame les barques et leur dit : « La mer est derrière vous et l’ennemi devant vous. Il ne vous reste que la patience. » Ce qui est marrant, c’est qu’on se réfère toujours à ces moments glorieux, un peu enjolivés, sur-amplifiés. Je traite ce personnage comme un super-héros arabe, mythologique forcément, il vient du passé, pour donner l’ampleur de notre échec en tant que nation arabe. Il pointe l’échec actuel total après le printemps arabe. Mais le titre fonctionne mieux pour les gens qui connaissent le personnage et cette démagogie qu’on nous a mis dans la tête depuis des années.
Fantasme ou réalité. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, la remontée vers le Nord se fait plutôt à mains nues aujourd'hui.
Il y a une chanson d’un groupe marocain que j’adore, Hoba Hoba Spirit, qui dit que Tariq ibn Ziyad est le premier voyageur clandestin (rires). Mon film apporte une vision sombre effectivement, sarcastique aussi. Il est traité avec beaucoup d’humour, au deuxième degré. Et avec une idiosyncrasie esthétique. Il est très marqué esthétiquement pour ne pas que ce soit un film de gentil arabe ou un film du tiers monde. On attend toujours du Maghreb le même type de films sur les femmes ou sur la révolution. Je propose plutôt une fable, presque de science-fiction, mais qui raconte des choses très pointues. Ce film parle de la misère, de l’échec et de la défaite de l’âme arabe, montrés avec une sorte de jusqu’auboutisme visuel, marqué, puissant, qui parfois gêne.
Un exemple ?
Il y a parfois une mise en abyme. A un moment, le personnage parle du cadre et de la couleur ou de l’absence de couleur. Il a conscience, à l’intérieur du film, de son existence en tant que personnage de fiction. J’ai construit des moments absurdes : le mec qui aime plus son cheval que son fils, le flic qui a un peu plus mal que ses victimes… Une ambiguïté qui manque dans les récits sur l’injustice. Rien n’est plus compliqué que de raconter l’injustice, encore plus dans nos sociétés où elle est flagrante. La dénonciation ou l’indignation sont de bons sentiments qui sont stériles au cinéma. Dans un film, il faut beaucoup de violence. Il faut être un peu sadique pour pousser les personnages au maximum, et le spectateur aussi, pour le tirer vers des choses, des territoires où on ne le convie pas forcément.
Vous faites un cinéma expérimental. A la sortie de vos deux premiers films, The End et Starve Your Dog, les critiques vous ont comparé à Tarentino, Kusturica, Carax, Jarmush. On pourrait ajouter Bunuel. Quels sont vos maîtres en cinéma ?
Je me suis plus inspiré de littérature que de cinéma. En filigrane, dans le scénario, il y a l’ADN de Primo Levi dans Si c’est un homme. Il raconte de manière clinique, froide, méthodique la Shoah, les camps de concentration. Je le cite en voix off quand il dit que la seule manière de sortir de ce monde, c’est par les cheminées. Je fais un lien entre les camps de concentration et le fait que le printemps arabe a démarré parce que quelqu’un s’est immolé. Mon travail s’appuie aussi sur Mohammed Khaïr-Eddine, un grand écrivain marocain peu célébré au Maroc. Je suis aussi un très grand fan de William Faulkner, pour sa manière de raconter les choses, toujours un peu à la lisière, avec humour. Le cinéma, je m’en méfie. Il n’y a rien de plus difficile que de sortir du champ de gravité de monstres aussi importants que Bunuel, Lynch ou Jarmush… Et puis, faire du cinéma au Maroc n’est pas anodin. J’ai la chance de pouvoir exprimer une part du malaise, de le faire de manière viscérale, mais avec le plus de « marocanité » possible. Je suis un fils de Casablanca, c’est là que j’ai tourné. Cette vibration est très importante, cette musicalité qui doit traverser le film. Je ne veux pas mélanger les influences. Dans le film, il y a beaucoup de visions que j’ai eues en développant le script, et ce montage choquant fait de ruptures, parfois on coupe au milieu d’une réplique, pour mettre en avant le non intérêt du dialogue des gens qui n’arrivent pas à communiquer.
Diriez-vous que ce film est d’une facture plus classique que vos précédents ?
Je ne sais pas. Pour celui-là, c’était important d’être dans la cendre. Après les cheminées, c’est de la cendre qu’on a dans la bouche, le goût de la cendre. Je sais qu’il y a des moments insupportables, par rapport aux animaux, aux gens et aux choses, aux violences verbales… C’est plus violent quand les gens comprennent la langue d’origine, mais cela n’empêche pas qu’on reçoive ce film comme un coup sur la tête. Je n’aurais pas pu faire autrement sauf à faire un mélodrame avec des personnages larmoyants et des enjeux terre à terre. J’ai fait une métaphore du quotidien des gens déclassés. Et il y en a beaucoup. Les dernières études au Maroc disent que 32% des gens sont illettrés, et 66% dans les campagnes, essentiellement des femmes. Ce monde reste extrêmement patriarcal. C’est un modèle qui n’a jamais marché mais qui persiste. L’échec est là mais comment le raconter ? Je suis un humaniste au sens où mes concitoyens me touchent.
Quel public pensez-vous atteindre au Maroc et à Paris ?
La question du public se poserait si on était en face d’un cinéma commercial. Au Maroc, il y a 50 ou 60 salles de cinéma, et c’est une chimère de vouloir atteindre un public. Ce qui m’intéresse, c’est apporter une vision actuelle, forte, puissante, un peu provocante, non pas de manière sexuelle mais montrer les choses nues. En cela, je rends hommage à des musiciens marocains des années 1970, les Nass Ghiwane, rares voix dissonantes quand tout le monde avait baissé la tête, l’échine ou le froc. Je veux montrer la voie aux jeunes artistes en leur disant qu’on peut faire différemment. On peut être punk, on peut dire des choses sur nous-mêmes sans se désolidariser de la société. Le film a tourné dans des festivals partout dans le monde, il est dans le circuit des Instituts français et on a eu plein de prix. On aide les gens un peu planqués qui ne sont pas d’accord avec le cinéma dominant et sortent pour célébrer cette singularité que je défends. On n’a pas besoin de se plier à des schémas pour exister en tant qu’artiste. Ni ici ni ailleurs. Parlons de travail. La sincérité, l’adhésion et la chance font le reste. C’est mon deuxième film qui sort en France. Un film très fragile, très indépendant en matière de financement mais l’idée n’est pas de faire des millions d’entrées. C’est une note d’intention.
Un mot sur la musique ?
(Rires) Je voulais donner un côté western et rock, pas western spaghetti mais dissonant, anachronique. Deux ou trois morceaux de musiciens marocains des années 1960 ; le groupe Hoba Hoba Spirit, avec des morceaux extrêmement drôles ; et un jeune groupe rock très métal, LooNope. Ils amènent une énergie brute, violente, jouissive dans un film où les personnages sont en quête de jouissance et de confort. C’est juste qu’on les choppe à un moment où ils n’ont rien. Ce n’est pas encore leur tour pour le pouvoir d’achat.
Une touche moins mélodramatique...
L’histoire du film, c’est celle de quelqu’un qui perd quelque chose, et puis qui abandonne. Il baisse les bras. Il se laisse errer, dériver, traîner partout par le courant. Cette musique ramène la violence, la vie et un sentiment de joie proche de la transe. Il ne faut jamais l’oublier, le personnage est un « danseur populaire ». Sa quête, il le dit, c’est la transe. Il a toujours dansé mais il n’a jamais réussi à être en transe, donc à être en vie, à ressentir, à s’abandonner. C’est ça qui a défini tout le travail sur le film : le comédien, mes techniciens et moi, on était obligés de s’abandonner pour pouvoir accoucher d’un film comme ça. Et la musique y a beaucoup participé.
The Sea Is Behind, par Hicham Lasri. Les Films de l'Atalante.