«Les Algériens» de Thierry Perret: des personnages en quête d’avenir

Les Algériens si méconnus n'est pas un essai classique, mais une galerie baroque faite de portraits et d’entretiens où s’exprime une brochette sélective de penseurs, créateurs et autres artistes de l’Algérie d’aujourd’hui. Ils cherchent, chacun à leur manière, à « sortir de la sidération » causée par la décennie noire. Et rêvent d’une nation enfin réconciliée et reliée au monde extérieur. Normale.

Le dernier livre de Thierry Perret, Les Algériens si méconnus, publié aux Ateliers Henri Dougier, éclaire cet univers longtemps fermé qui surprend tant par l’expression réitérée de ses constantes depuis l’Indépendance, constantes politiques, culturelles, économiques, que par la diversité et la force des aspirations des jeunes générations. Un ouvrage court – 144 pages – mais dense, où la plupart des acteurs interrogés cherche encore à « sortir de la sidération » causée par la décennie noire et l’isolement qui s’en est suivi.

Cet ancien journaliste à Radio France Internationale a réalisé une trentaine d’interviewes pour cet ouvrage, où les heureux élus ont en commun d’être des penseurs algériens qui analysent le monde dans lequel ils évoluent. Pris entre « les appels contradictoires de la religion et de la consommation de masse », ils témoignent de leurs craintes des lendemains qui déchantent autant que de leur capacité à inventer le futur.

« Un subtil jeu de cache-cache »

« Les Algériens, c’est vrai, sont compliqués. C’est justement ce qui les rend passionnants », rassure Thierry Perret, attaché culturel à l’ambassade de France à Alger de 2010 à 2014. En parcourant à l’aube la capitale, entre ciel et mer, « dans cette lumière unique qui saisit comme une étreinte, (la) métaphore est toute trouvée, dit-il. Cet espace, fermé et ouvert, c’est l’Algérie », dont les habitants « se livrent, avec l’espace comme avec leur histoire, à un subtile jeu de cache-cache ».

En Algérie, tout est « normal », selon le terme consacré, masquant, derrière une bonne dose d’« humour (noir) » et d’autodérision, moult « combines de survie ».  Mais « les Algériens ne sont pas ceux qu’on croit », poursuit l’auteur à l’attention du lecteur français « en qui sommeille toujours le pied-noir » et qui s’imagine « connaître ce peuple si proche et devenu progressivement si étranger ». D’où le besoin d’expliquer « pourquoi les Algériens sont anormalement devenus des inconnus ».

« L’Algérie a-t-elle un futur ? »

L’Algérie a attiré les grands médias internationaux à la fin des années 1980 lors de l’ouverture au pluralisme, avant d’être mise hors champ pendant la décennie noire « qui a vu tant d’Algériens atrocement tués par leurs voisins, leurs semblables, sous le pavillon ensanglanté de la religion et du contre-terrorisme ».

En « basculant » dans le terrorisme dans les années 1990, l’Algérie « est entrée dans l’inconnu. Elle n’a pas vraiment réapparu depuis. » La guerre civile, vécue comme un « destin implacable », a été jusqu’à ébranler le « nationalisme ombrageux d’un peuple ayant héroïquement arraché par les armes son indépendance » et rayonné, à l’international, comme chef de file des pays du tiers-monde. Les Algériens n’ont eu pour choix que l’exil ou l’enfermement, avec ce «  sentiment d’abandon et d’incompréhension de la part du reste du monde ».

Le travail très documenté de Thierry Perret s’appuie sur les œuvres des écrivains, cinéastes, peintres musiciens et autres graffeurs, de ceux qui comptent dans le paysage culturel algérien. Sans oublier les mondes universitaire et associatif, tant éprouvés par ces années de plomb. La société civile, « en perte de crédibilité dans les années 2000 », commence pourtant à reprendre son souffle, dans le domaine de la mobilisation sociale par exemple, avec l’Etoile culturelle d‘Akbou, ou la démocratie participative avec l’école de la Deuxième chance de Mouloud Sahli, située dans la célèbre Vallée de la Soummam en Kabylie.

« Alors, parle et meure »

Dans une première partie au titre provocateur, « L’Algérie a-t-elle un futur ? », l’auteur évoque le « désenchantement » de la génération des haragas (brûleurs de frontières). Un phénomène relayé par l’écrivain Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014). Autocritique, haine de soi, un état d’esprit qu’on retrouve chez le cinéaste Merzak Allouache dans Les Terrasses (2013), qui parle d’un pays où « personne n’aime personne ».

S’agirait-il là d’un « effet retour » de ce « traumatisme majeur » qui a fait « 100 000 à 200 000 morts et des milliers de disparus [et] dont l’ombre hante les esprits » ?  Perret souligne que les blessures sont d’autant plus mal refermées que le « fratricide (…) a cassé le mythe du « kho » (voir Khouya (Mon frère), court métrage de Yanis Koussim, 2010). Quand le « frère s’est mué en égorgeur… », la confiance a été ébranlée.

Il faut lire le chapitre « Sortir de la sidération », où il explique pourquoi il parle de « cette césure terrible. (…) Non pas pour faire affleurer la banalité du mal », se défend-il, rappelant qu’officiellement, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, une loi de 1999 portant amnistie, a été adoptée par référendum en 2005, mais pour constater combien « dans les têtes, le drame est encore présent ».

Ainsi en est-il d’Adlène Meddi, encore lycéen en janvier 1998 lors du massacre de Rélizane. Il a pris de plein fouet la violence et la mort qui continuent à le hanter. Ce journaliste est l’auteur d’un roman d’espionnage, La Prière du Maure (2010), où il décrit « l’univers des services où de hauts gradés de l’appareil sécuritaire, véritables maîtres d’un pays qu’ils sont restés seuls à diriger pendant la décennie 1990, règlent leurs derniers comptes. » Les journalistes furent une de leurs cibles de choix, comme Tahar Djahout, assassiné en 1993, et dont une phrase est restée célèbre : « Si tu te tais, tu meurs. Si tu parles, tu meurs. Alors, parle et meure. »

Karim Moussaoui, qui représente aussi cette génération 2000 qui vit en Algérie et qui exprime la sidération des enfants, fait partie des rares cinéastes algériens qui « se sont risqués à parler de la période du terrorisme », note l’auteur. Son film, Les Jours d’avant, sorti en 2015, a été unanimement salué par la critique internationale. Autre secteur dynamique, le Street art, qui a eu le besoin et l’audace d’investir la rue pour s’exprimer. Ainsi Chafik Hamidi, dit El Panchow, coordonne le « Garage mental » avec ses amis graffeurs dans le quartier Miramar d’Oran. Une œuvre très tourmentée.

Mais ce phénomène de l’ « effet retour » paraît pourtant « insuffisant pour expliquer l’immobilisme de la scène politique et de la société », poursuit Thierry Perret. Pour Nacer Djabi, sociologue au Centre de recherche en Economie appliquée pour le développement, et auteur d’un essai intitulé Pourquoi le Printemps algérien tarde à venir (Chihab éd.) : « Beaucoup d’Algériens ne veulent plus reproduire les conditions qui ont pu déclencher une situation de chaos ». Il précise : « pendant cette décennie, les classes moyennes et supérieures ont noué un pacte avec les autorités ». En contrepoint, il parle de la « nature de l’islamisme, très populaire, ancré dans la société, un islamisme radical, pour ne pas dire violent, qui n’a pas eu de substance culturelle ou intellectuelle. »

« Trois générations politiques se sont succédé », poursuit-il. Celle de l’indépendance, celle des bâtisseurs et des grands choix économiques (qui aurait pu faire le lien mais qui n’a pas été au pouvoir), et celle d’une jeunesse qui a animé les mouvements sociaux d’octobre 1988, la violence, la rue… La contestation portait autant sur le parti unique et la nature des élites qui ont confisqué la pouvoir en 1962, que sur la gestion de la rente pétrolière, la « gestion sociale de l’Etat », logements, emploi, égalité devant l’impôt... Mais elle a laissé s’exprimer tout autant aussi les mouvements qui revendiquaient l’égalité homme-femme, portés souvent par des femmes, que les partis politiques y compris religieux.

« Ces lignes qui bougent »

C’est entre « incrédulité et indignation » qu’a été accueillie en février 2014 la naissance de Barakat (Ca suffit), « un mouvement civil d’opposition à la réélection du président Abdelaziz Bouteflika », un des derniers leaders de la guerre de libération, qui se présentait malade, en fauteuil roulant, pour un quatrième mandat. Une de figures de proue de ces « indignés algériens », Amira Bouraoui, s’inscrit dans la lignée des gens qui s’opposèrent aux luttes fratricides en 1962. Elle se dit aussi l’héritière des émeutes d’Octobre 1988, menées par des universitaires protestataires, ceux-là même qui ont ouvert la voie aux réformes tout autant qu’aux interrogations sans fin quant à la manipulation dont ils sont supposés avoir été l’objet.

Quoi qu’il en soit, « pour travailler ensemble, dit Nacer Djabi, il faut se débarrasser de cette vision du complot si répandue en Algérie, et de cette segmentarisation entre francophones et arabophones, et du régionalisme, faire revivre les partis politiques, les associations, la société civile ».

Peu effective dans la rue, la mobilisation de Barakat a réuni en 2014 « jusqu’à 35 000 facebookers », témoignant de « Ces lignes qui bougent » et « d’une énergie sociale et d’une capacité de révolte qui n’ont pas été annihilées par le consensus post-décennie noire et par la rente ». Il existe d’ailleurs aujourd’hui d’autres héros de la contestation, moins médiatisés, rappelle l’auteur, tel Yacine Zaïd, le « Don Quichotte » de Laghouat, de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, ou Tahar Belabbès, le « Che Guevarra » de Ouargla. Sans compter le mouvement anti-gaz de schiste à In Salah…

« Une société sur le divan »

L’historien Daho Djerbal « un homme volontiers en colère », pointe encore « L’Histoire prise au piège ». « Dans les manuels, dans la presse, dit-il, le discours officiel dit que, le 1er novembre 1954, le peuple algérien tel un seul homme s’est soulevé contre la France. Or c’est complètement faux ». La société a été complice de ce récit mythique, estime-t-il, permettant à l’Etat de prendre la place de la Nation, une idée chère aux Algériens.

Noureddine Boukrouh, fondateur du Parti du renouveau algérien (PRA), dénonce aussi le quatrième mandat. Il a fait partie de ce qu’on appelle les « islamistes modérés » au temps de Chadli Bendjedid. Et il est de ceux qui ont plaidé contre l’arrêt du processus électoral décrété en 1992 après la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS). Accusé tour à tour d’appartenir aux Frères musulmans et de faire partie de la DRS (renseignement), il a participé aux premières rencontres de Sant’Egidio en 1995, qui réunit les partis politiques à Rome pour trouver une issue pacifique à la crise. « Cette position du juste milieu, est-il temps de l’entendre ? », questionne Thierry Perret.

 

Colère, détestation de soi. Tel est encore l’objet du chapitre « Une société sur le divan ». « Les Algériens sont en colère depuis très longtemps (…). Surtout les femmes », dit Faïka Medjahed, psychanalyste qui exerce Rue Didouche Mourad à Alger. Ce sont les femmes « qui refusent de se soumettre et qui se mettent dans des situations à risque, insiste-t-elle. (…) Oui, elles sont masochistes ». Mais les hommes aussi. « Les traumas de 1990 ont fait ressurgir les traumas de la guerre de libération. » Ils parlent d’exode, de villages rasés, de napalm. Et de ce besoin irrépressible de vouloir partir qui a tant marqué la décennie 2000. Comme dans le film de Tariq Teguia, Rome plutôt que vous. « Un peu comme si les jeunes voulaient rejoindre leurs ancêtres ». « Les Algériens reviennent de très loin », conclut Thierry Perret.

Les Algériens si méconnus ! par Thierry Perret. Paris, Ateliers Henry Dougier, coll. Lignes de vie d’un peuple, 2016. 144 pages.12 euros.

  

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