Euro 2016: pourquoi le foot déchaîne autant les passions

L'Euro 2016 prend ses quartiers dans l'Hexagone jusqu'au 10 juillet. Des millions de spectateurs sont attendus dans les stades, des centaines de milliers dans les fans-zone et ô combien devant leur télévision. Le football est le sport-roi en France et dans de nombreux pays du monde. Mais d'où vient un tel engouement pour le ballon rond? Historiens, sociologues et philosophes se sont penchés sur ce phénomène de société, longtemps délaissé par les sciences sociales. Enquête.

Les chiffres avancés par l'Union des associations européennes de football (UEFA) pour cet Euro 2016 sont éloquents. Sept à huit millions de supporters sont attendus à travers la France pour la compétition, dont 2,5 millions dans les stades. Les matchs seront diffusés en direct dans plus de 230 territoires à travers le monde et chacun sera suivi en direct par 150 millions de téléspectateurs. Selon l'UEFA toujours, lors de l'édition 2012, le nombre de téléspectateurs cumulés avait dépassé les 8 milliards !

N’en déplaise à ceux qui se bouchent le nez quand ils entendent parler « pénalty » et « 4-4-2 »,  avec plus de deux millions de licenciés, le foot est le sport le plus populaire en France, loin devant le tennis et son million d’affiliés. Et c'est sans compter les joueurs du dimanche et bien sûr les adeptes du foot sur canapé, à la télévision.

Si cette hégémonie du foot est moins vraie dans toute une partie de l'Asie, où on lui préfère le cricket, ou aux Etats-Unis, où c'est le football américain qui domine, le foot a indéniablement acquis une dimension culturelle. Alfred Wahl, l'un des premiers historiens à avoir étudié le football dès la fin des années 1980, parle d'ailleurs d'un « phénomène essentiel du XXe siècle ».

Si l'engouement fluctue un peu au gré des victoires lors des grandes compétitions, avec des pics en France lors de la Coupe du monde 98 et de l'Euro 2000, celui-ci ne semble guère entamé par les multiples « affaires » qui émaillent régulièrement son actualité, que ce soit « lamutinerie de Knysna » en Afrique du Sud en 2010, les accusations de corruption à la Fifa (Fédération internationale de football association) ou très récemment les propos de Karim Benzema après sa non-sélection en équipe de France pour l'Euro. « Le foot s'est installé dans le quotidien des gens. A partir de ce moment-là, il ne peut plus rien lui arriver », justifie Williams Nuytens, enseignant chercheur à l'université d'Artois, auteur de « La popularité du football, Sociologie des supporters à Lens et à Lille », citant l'ethnologue Marc Augé.

Un jeu accessible, un spectacle à gros budget

Ce succès populaire, le foot le doit en partie à ses spécificités. Sa facilité d'accès d'abord : pour jouer il suffit d'un ballon, de quelques camarades et d'un peu de place. Ses règles relativement simples ensuite : il y a quelques subtilités comme le hors-jeu, mais l'objectif reste de marquer un maximum de buts.

Mais à eux seuls ces ingrédients ne peuvent pas expliquer une telle passion. Force est de constater que le handball, qui a les mêmes qualités et qui de surcroît est très pratiqué au niveau scolaire, ne génère pas le même enthousiasme.

Parmi les autres éléments souvent avancés, il y a la dimension de spectacle. Avec le stade comme élément central. « Les médias participent à cette théâtralisation en faisant monter la pression avant, pendant et après », note Christian Bromberger, auteur de « Le match de football. Ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin ». Qui plus est, relève-t-il, c'est « un spectacle participatif. Contrairement au théâtre ou au cinéma, on a l'impression de pouvoir influer sur le cours de la partie, en encourageant son équipe ou en conspuant l'arbitre par exemple. »

Du bonheur par procuration

Et ce que les supporters adorent par-dessus tout, c'est refaire le match. « Le foot est un univers infiniment discutable », analyse l'anthropologue. Il n'y a qu'à voir les débats enflammés auxquels se livrent les amoureux du ballon rond. On peut discuter une sélection, d'ailleurs l'adage dit bien que la France compte 60 millions de sélectionneurs. Et même si une équipe gagne largement sur le terrain, il y a toujours de quoi débattre car, souligne-t-il, « un match est un spectacle incertain : on peut contester l'arbitrage par exemple, contrairement à un sprint chronométré en athlétisme. »

« Quand on est supporter, un match est un grand moment d'émotion, poursuit Christian Bromberger. C'est une tragédie au sens où Aristote l'entend. On peut passer du rire aux larmes, du bonheur à la tristesse en l'espace de 90 minutes à peine. »

Beaucoup de chercheurs ont aussi fait le parallèle avec la religion. Avec ses rites du stade, sa liturgies. « Les matchs sont souvent le dimanche », relève le philosophe Gilles Vervisch, qui estime qu'« on peut lier l'engouement pour le foot à la disparition de la religion, au moins en tant que fonction sociale ».

Dans un des chapitres du livre De la tête aux pieds, dont le titre reprend la fameuse métaphore de Marx,« Le foot est-il l'opium du peuple ? », il montre que ce sport « permet de donner une illusion du bonheur par procuration ». Il en veut pour preuve le « On a gagné ! » scandé par les supporters d'une équipe, comme si cette victoire était la leur. Et le million de personnes défilant sur les Champs-Elysées le 12 juillet 1998, après que la France a gagné le titre de champion du monde, comme si cette victoire était porteuse d'un espoir collectif.

Un reflet de la société, des enjeux pour l'Etat

L'anthropologue Christian Bromberger voit deux autres facteurs au succès du ballon rond. « C'est un sport qui permet d'exprimer une identité, qu'elle soit nationale ou locale. » Les spectateurs peuvent facilement s'identifier et le foot est donc un vecteur de fierté et de patriotisme. « Par ailleurs, un match est un peu une vision du monde où sont célébrées les conditions de la réussite dans le monde contemporain, commente-t-il. Il y a la notion de mérite, l'idée qu'il faut jouer collectif pour gagner, bénéficier d'une justice favorable, incarnée ici par l'arbitre, avoir de la chance aussi parce que c'est un jeu au pied, etc. »

Le football est souvent considéré comme un reflet de la société et des tensions qui la traversent. Il en est un symbole ou, du moins, il est érigé comme tel. Dès lors, on comprend que les faits et gestes de l'équipe de France, qui sont scrutés et analysés à l'aune des questions sociales, déchaînent les passions.

D'ailleurs, même l'Etat s'en mêle. Au moment du scandale Knysna en 2010, le président Nicolas Sarkozy était intervenu, recevant le capitaine de l'époque, Thierry Henry, à l'Elysée. Ces derniers jours, on a entendu les réactions de plusieurs politiques, dont François Hollande, aux propos de Karim Benzema, l'affaire étant devenue pour certains le reflet des tensions autour des questions de communautarisme.

A ce titre, les grands événements comme l'Euro sont porteurs d'enjeux importants pour un pays, notamment en termes d'image. Dans « Football et mondialisation », Pascal Boniface avance : « le football ne gouverne certes pas le monde. Mais il est néanmoins un élément important du prestige des Etats. » Pour cette édition, par exemple, tous les regards sont braqués sur la gestion de la sécurité. « L'Etat doit remporter la compétition sur le plan de la sécurité », résume Hassen Slimani, maître de conférence en sociologie à Nantes et chercheur au Centre nantais de sociologie (CENS).

Une affaire rondement menée

Mais pour comprendre le succès du football aujourd'hui, il faut se pencher sur son histoire. Hassen Slimani explique comment ses dirigeants, après la Première Guerre mondiale, ont vite vu l'intérêt de structurer ce sport pour assurer sa visibilité et sa promotion. Avec notamment la création d'une « sélection nationale », censée « unifier la France ». « L'équipe de France a quelque chose de fondateur dans l’engouement pour les compétitions internationales et l'universalisation du football. » La popularité du foot est-elle donc en partie une construction « artificielle » fondée sur l'habileté de ses promoteurs ?

« On veut nous faire croire que tout le monde est intéressé par le foot, mais je ne suis pas d'accord, soutient Hassen Slimani. Un exemple : on a construit de nouveaux stades pour l'Euro 5. La ville de Nantes a refusé. Mais je n'ai pas vu de manifestation pour la construction d'un stade ! »

« Le foot n'a rien de plus que les autres sports, défend-il même. Le sport en lui-même n'a pas de pouvoir, il est ce qu'on en fait. Et les fédérations ont su construire une grande économie ». C'est « un cercle vertueux » dont la médiatisation est la clé. Le foot est le sport le plus médiatisé, donc il est le plus connu, donc il a de plus en plus d'adhérents, et donc il est encore plus médiatisé… Et les footballeurs sont devenus des stars aux salaires stratosphériques. De quoi attiser les passions. Et pour les autres sports, c’est « un cercle vicieux ». Le foot prend beaucoup de place au détriment des autres. « Il y a une très forte concurrence en termes de spectacle sportif. Le premier à table est le premier servi et le foot est le premier historiquement qui a déclenché un tel engouement », relève le sociologue Williams Nuytens.

Résultat, aujourd'hui, partout dans le monde (même aux Etats-Unis où on parle de soccer), on connaît ce jeu à onze. Saviez-vous que 211 pays ou territoires sont membres de la Fifa contre 192 représentés aux Nations unies ? Et avec le succès grandissant du football féminin et celui du foot en salle, le futsal, le ballon rond s'est encore trouvé de nouvelles perspectives.

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