Ce monde qui vient, selon Boualem Sansal

L’écrivain algérien Boualem Sansal livre avec son nouveau roman intitulé 2084 un récit d’anticipation, lucide et terrifiant, sur le totalitarisme religieux qui menace la planète. Il a puisé son inspiration dans 1984, le célèbre chef d’œuvre du Britannique George Orwell.

Boualem Sansal est la Taslima Nasreen de l’Algérie. Ecrivains talentueux tous les deux, ils se sont fait connaître en retournant leur plume dans la plaie islamiste. Ce sont deux dissidents dont les parcours se caractérisent par le même refus de se soumettre à l’obscurantisme religieux, la même férocité critique par rapport à leur société d’origine doublée de la fierté d’appartenir à une grande civilisation.

« Je ne comprends pas qu’un peuple qui a fait une si longue et si meurtrière guerre pour se libérer du colonialisme accepte la situation indigne dans laquelle il a été jeté depuis l’indépendance », déclarait récemment l’Algérien en parlant de ses compatriotes. Ces propos qui font écho à la frustration de la Bangladaise de voir son pays qui a donné au monde des monuments de poésie et de l’art tels que Tagore, Satyajit Roy et Qazi Nozrul Islam, se signaler à l’attention par son radicalisme islamiste. Radicalisme au nom duquel les leaders d’opinion du Bangladesh font enfermer les femmes dans la domesticité et font assassiner impunément des bloggeurs athées.

Mais en fin de compte, ce qui rapproche les deux auteurs, ce sont leurs œuvres, résolument critiques, brocardant sans concession les dérives de leurs peuples et la radicalisation islamiste qui fait peser des menaces graves sur le monde musulman en particulier et sur la planète en général. C’est d’ailleurs le thème du nouveau roman de Sansal qui fait l’événement de la rentrée littéraire française de cette année. Ce roman intitulé simplement 2084  figure dans la première sélection du Goncourt 2015, le prestigieux prix littéraire français.

Bienvenue en Abistan !

S’inspirant de 1984, le célèbre roman de l’écrivain et journaliste anglais George Orwell, le romancier algérien a mis en scène dans son nouveau livre un pays imaginaire dominé par le totalitarisme islamiste. Bienvenue donc en Abistan, l’immense empire aux 60 provinces qui tire son nom du prophète Abi, délégué du Yölah sur terre. Ici règne la cruelle loi d’un dieu unique auquel on prie neuf fois par jour et au nom duquel le peuple des croyants est parfois autorisé à entreprendre des pèlerinages interminables pour se sanctifier. Le système est fondé sur la soumission obligatoire à Yölah et toute incartade est punie par des châtiments publics qui vont  jusqu’à l’exécution.

Toute ressemblance à une quelconque réalité connue est à bannir, prévient l’auteur d’emblée dans l’Avertissement sur lequel s’ouvre le roman. « Non, véritablement, tout est inventé, les personnages, les faits et le reste, et la preuve en est que le récit se déroule dans un futur lointain dans un univers lointain qui ne ressemble en rien au nôtre. (…) Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »

Or, bien entendu, rien n’est faux ni sous contrôle, comme la suite de l’histoire l’illustre, avec l’arrivée sur scène du personnage central qui met en doute les certitudes du régime. C’est avec trépidations et attente cathartique que le lecteur suit le protagoniste dénommé Ati dans sa vaste enquête sur l’Avant et l’Ailleurs, considérés par les gardiens du nouveau totalitarisme à l’œuvre comme sources de toutes les déviations et mécréances qu’il convient de sanctionner.

Espoir

Si c’est en lisant et relisant le livre d’Orwell que Boualem Sansal a eu l’idée d’écrire ce beau roman d’anticipation, le monde futur et terrifiant qu’il décrit est un concentré des totalitarismes qui ont existé dans le monde. Le romancier y mêle avec brio le « Big Brother » communiste, le fascisme hitlérien et les moyens et les méthodes de l’autoritarisme oriental tel que pratiquent l’Iran, l’Afghanistan ou l’Arabie saoudite. 

« Les trois totalitarismes imaginés par Orwell (l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia), a déclaré Sansal à l’AFP, se confondent aujourd’hui dans un seul système totalitaire qu’on peut appeler la mondialisation. » Et d’ajouter : « Ce système totalitaire qui a écrasé toutes les cultures sur son chemin a rencontré quelque chose de totalement inattendu : la résurrection de l’islam. (...) Dans mon analyse c’est le totalitarisme islamique qui va l’emporter parce qu’il s’appuie sur une divinité et une jeunesse qui n’a pas peur de la mort, alors que la mondialisation s’appuie sur l’argent, le confort, des choses futiles et périssables ».

Pour autant, contrairement à son modèle britannique, 2084 n’est pas un roman désespérant car son auteur sait que les totalitarismes finissent par s’effondrer sous le poids de leurs contradictions. L’« utopie » islamiste que Boualem Sansal a imaginée dans ces pages est, elle aussi, travaillée par ses paradoxes intérieurs et cette aspiration inextinguible à la liberté qu’incarne le personnage central du roman hanté par ses découvertes hallucinantes à même de « révolutionner les fondements symboliques de l’Abistan ».

Avec ce septième roman, Boualem Sansal signe l’un de ses récits les plus subtils et les plus puissants. L’un de ses plus audacieux aussi car il va au cœur du totalitarisme islamiste, dévoilant ses méthodes et ses moyens de « falsification » de l’histoire et de la géographie. L’audace, voilà encore une vertu que l’Algérien partage avec sa consœur de Dhaka.

2084 : La Fin du monde, par Boualem Sansal. Paris, Editions Gallimard, 2015. Coll. Blanche, 288 pages. 19 euros.

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