Vaiju Naravane, journaliste jusqu'au bout des ongles

Vaiju Naravane est correspondante à Paris du quotidien indien « The Hindu ». Elle est aussi éditrice de littératures étrangères chez Albin Michel et, depuis peu, romancière. Son premier roman, Transgressions, qui vient de paraître aux éditions du Seuil, met en scène à travers des voix narratives fortes les thèmes qui lui tiennent à cœur : la condition de la femme en Inde, l'amour, les révolutions passées et à venir. Portrait d'une icône du journalisme indien.

Transgressions, le premier roman de la journaliste indienne Vaiju Naravane, s’ouvre sur le suicide de son héroïne. Au pinacle de la gloire professionnelle, Kranti, une styliste indienne installée à Paris depuis des décennies, se donne la mort en avalant du poison, un poison en fiole qu’elle a longtemps porté autour de son cou, accroché à une chaîne. Mais avant de boire le breuvage fatal, l’Indienne a pris soin de ranger son bel appartement, situé dans un quartier huppé de Paris. Elle se douche, revêt sa plus belle robe, sans oublier de mettre ses poulaines en soie assorties.

Puis, Kranti s’allonge sur son lit, mains croisées sur la poitrine, comme les gisants sur des tombes royales. Une mise en scène aussi méticuleuse que spectaculaire. C’est d’ailleurs dans cette posture de reine défunte que sa très fidèle voisine croate va la trouver quelques jours plus tard, après qu’elle s’est fait ouvrir la porte par la concierge…

Roman ou récit autobiographique ?

Ces premières pages troublantes de ce magnifique roman sur l’amour et les dévastations de la vie ne sont pas sans rappeler d’autres suicides survenus en littérature. Il y a dans Kranti quelque chose d’Emma Bovary et d’Anna Karénine qui, elles aussi, se tuent par désespoir, abandonnées par leurs amants. Une vie sans amour ne vaut pas la peine d’être vécue. Tel est le message aussi du roman de Vaiju Naravane. Un message que l’auteure pourrait faire le sien, « mais attention, prévient-elle d’emblée, Transgressions n’est pas un roman autobiographique ».

Certes, tout comme l’auteur, son héroïne est originaire du Maharashtra, la province occidentale indienne dont les grandes villes ont pour noms Bombay, Nagpur, Pune, Aurangabad… Capitale économique de l’Inde moderne, Bombay est le produit du génie des Maharashtriens, du dynamisme et de l’esprit d’initiative de ce peuple industrieux, à la fois moderniste dans leur vision du monde et enraciné dans la tradition hindouiste dont le Maharashtra contemporain a été le lieu d’émergence des courants les plus militants et les plus communautaristes.

C’est sans doute parce qu’elle se sentait à l’étroit dans ce communautarisme patriarcal et chauvin que Kranti quitte Bombay pour le Paris cosmopolite où elle peut enfin mener sa vie rêvée de femme libre, maîtresse de sa vie et de son œuvre. Grâce à son premier mariage avec le rejeton d’une famille aristocratique, elle a ses entrées dans les cercles les plus fermés de la société française. Ses talents artistiques et les dîners très courus qu’elle organise dans son appartement de la rue Chardon-Lagache lui ont valu des amitiés solides parmi l’intelligentsia parisienne. Elle est le symbole du métissage réussi entre la sophistication et le raffinement à l’Indienne et la superbe occidentale fondée sur l’arrogance de la pensée conquérante et transgressive.

Une journaliste engagée

Les ressemblances entre Vaiju Naravane et sa somptueuse protagoniste au destin tragique s’arrêtent là. Le destin de la journaliste indienne n’a en effet rien de tragique, il est au contraire exemplaire de détermination, d’engagement et d’intelligence.

Correspondante à Paris depuis trente ans de quelques-uns des titres les plus prestigieux de l’Inde (The Hindustan Times, The Hindu, The Times of India, Outlook, pour ne citer que ceux-là), Vaiju a couvert pour la presse indienne quelques-uns des dossiers les plus épineux et lourds de la vie politique et économique internationale : la fin de la guerre froide et ses conséquences en Europe, le conflit des Balkans dans les années 1990, le resserrement des liens économiques entre l’Inde et l’Europe et plus précisément la France. Elle a interviewé les présidents Mitterrand, Chirac et Sarkozy, mais aussi les Premiers ministres Zapatero, Prodi, Manmohan Singh. « Mitterrand m’a paru être quelqu’un de particulièrement froid et distant, se souvient-elle. J’ai eu du mal à lui arracher des réponses qui soient autre chose que monosyllabiques et langue de bois ».

Après le récent passage à Paris du nouveau Premier ministre indien Narendra Modi, elle a publié dans le magazine indien Outlook l’un des articles les plus perspicaces sur les dessous de la vente des avions Rafale à l’Inde.

Mais l’enquête que la journaliste indienne est la plus fière d’avoir menée à bout est celle qu’elle a effectuée surle dossier de désamiantage et de démantèlement en Inde de l’ancien navire de guerre français Clémenceau. « Le scandale a éclaté, explique-t-elle, lorsque le 31 décembre 2005, le Clémenceau a quitté Toulon pour être démonté dans un chantier du Gujarat, en Inde. C’était un cadeau de Nouvel An empoisonné, car ce navire était un véritable porte-amiante. Personne ne savait ou ne voulait divulguer le taux exact d’amiante qu’il contenait. Les estimations variaient entre 50 et 1 000 tonnes. Pour l’Etat français, c’était le moyen le moins onéreux de se débarrasser de son ancien navire de guerre. Il n’avait que faire du danger que le démantèlement de la vieille coque du Clémenceau représentait pour les ouvriers du chantier maritime indien, qui n’était aucunement adapté pour faire réaliser ce travail dans des conditions sanitaires et environnementales acceptables. »

« Je me souviens d’avoir interviewé, à l’époque, des associations écologistes et des ONG qui militaient contre l’envoi du bateau en Inde, poursuit la journaliste. J’ai fait plusieurs papiers dans The Hindu, rappelant que la France violait allègrement la convention de Bâle, qui stipule qu’il est interdit d’exporter des déchets toxiques vers des pays non OCDE. J’ose penser que mon enquête n’a pas été étrangère à la décision du président Chirac en 2006 d’ordonner au porte-avions de faire demi-tour. » Toujours est-il que son enquête lui coûta une interview avec Jacques Chirac, à l’occasion de la visite d’Etat en Inde du président français. Naravane se souvient d’avoir eu au téléphone, après l’annulation de l’interview, le chef de la cellule de communication de l’Elysée, qui lui a laissé entendre que ses papiers « anti-français » avaient lourdement pesé dans la balance.

Supplément d’âme et de passion

D’où vient cette hargne, cette détermination à vouloir donner à son lectorat ce supplément d’âme et de passion qui anime les articles et les reportages de Vaiju Naravane ? Pourtant, rien ne prédisposait au journalisme cette Indienne sexagénaire, issue de la grande bourgeoisie du Mahrashtra. Son grand-père était Premier ministre dans un Etat princier pendant la colonisation anglaise. Son père, avocat, s’était recyclé dans les assurances, mais rêvait de voir ses enfants faire carrière dans la justice. « Pour défendre, disait-il, les faibles et les marginaux devant des magistrats sans cœur ». De fait, c’est un peu ce que fait aujourd’hui sa fille, mais seulement les magistrats contre lesquels celle-ci se bat ont pour nom « impérialisme », « fondamentalisme religieux » ou « corruption », des maux qui sévissent dans un monde sans repère.

Pour Naravane, tout a commencé plutôt petitement, dans des salles de rédaction un peu miteuses de Bombay et de Delhi où, jeune diplômée, elle a atterri à la fin des années 1970, après une maîtrise en communication au Minnesota, aux Etats-Unis. Elle eut la chance de sa vie en 1981, lorsque le rédacteur en chef du Hindustan Times, le grand journal indien pour lequel elle travaillait à cette époque, lui proposa d’aller à Paris pour couvrir la présidentielle française. « Je me plaignais souvent auprès de mes chefs qui avaient tendance à reléguer les femmes journalistes aux rubriques traitant des instituts de beauté ou de la gastronomie, raconte-t-elle. Je n’ai donc pas hésité un instant à dire oui à l’invitation de partir à Paris. Il y avait toutefois un hic. Je ne parlais pas un traître mot de français. » Et cela va bien sûr lui jouer quelques tours !

La journaliste éclate de rires en se rappelant les circonstances surréalistes de sa rencontre avec Coluche, candidat à la présidentielle de 1981. « Comble du malheur, mon interprète est tombée malade le jour où je devais me présenter au théâtre Mogador pour interroger le chansonnier, explique-t-elle. Je ne parlais pas français, et mon interlocuteur, lui, ne parlait pas anglais. A chacune de mes questions dans un français basique, il me répondait dans un charabia que je ne comprenais pas. J’ai mis le holà, au bout de la troisième réponse. " T’es une brave fille ", m’a-t-il lancé, lorsque j’ai pris mes cliques et mes claques et suis sortie du théâtre. En fin de compte, j’étais plutôt contente de moi car, voyez-vous, " brave " a une signification plutôt positive en anglais. C’est seulement lorsque le lendemain j’ai fait écouter à ma traductrice les enregistrements que je me suis rendue compte que Coluche s’était payé ma tête. Ses réponses étaient une litanie d’horreurs et d’obscénités proclamées avec le plus grand sérieux du monde ! Inutile de vous dire qu’elles étaient totalement inutilisables… »

A 62 ans, parvenue au terme (presque) de sa carrière de journaliste, Vaiju Naravane contemple avec philosophie et un sens de satisfaction, ce long parcours qui a été le sien, qui l’a conduite de Pune à Paris, en passant par le Minnesota, Milan, Dubrovnik, Le Caire et d’autres points chauds de la planète où ses employeurs l’ont dépêchée au hasard de l’actualité.

En attendant que The Hindu, son employeur depuis 1997, veuille lui désigner un successeur à Paris, elle a diversifié ses activités, partageant son temps entre l’investigation journalistique, l’enseignement et l’édition. Editrice de fiction étrangère chez Albin Michel depuis 2009, elle a publié des romanciers indiens contemporains tels que Vikram Seth, Manil Suri, Tarun Tejpal, mais aussi des anglophones venus d’horizons divers et lointains. Son propre roman, Transgressions, qui paraît ces jours-ci aux éditions du Seuil, s’inscrit dans cette quête des voies autres pour faire entendre sa propre voix. Une voix reconnaissable parmi mille, pleine d’assurance et d’empathie. Bref, celle d’une journaliste profondément engagée dans les heurs et malheurs de ses contemporains et qui croit encore et toujours au grand soir. D’ailleurs, Kranti, le nom de l’héroïne de son roman, ne signifie-t-il pas en Indien « révolution » ?

Transgressions, de Vaiju Naravane. Traduit de l'anglais par Dominique Vitalyos. Paris, Seuil, 2015. 336 pages. 21,50 euros.

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