Selon Hervé Falciani, l’ex-informaticien de la banque HSBC, les informations révélées au grand jour ne sont que la pointe émergée de l’iceberg. Quelle est alors l’ampleur de la totalité de l’évasion fiscale aujourd’hui ?
Il est difficile d'évaluer avec précision ce que coûte l'évasion fiscale à l'économie mondiale. Le montant final dépend du mode de calcul et de la nature des capitaux détournés. Deux chiffres sont cités le plus souvent. Celui de l'économiste britannique Gabriel Zuckman, spécialiste de la fraude fiscale. Il estime que 5 800 milliards d'euros sont dissimulés dans les paradis fiscaux. Et celui de l'ONG américaine ONE qui, dans son rapport de 2014, arrive à un montant beaucoup plus gros : il s'agirait, selon elle, de quelque 18 000 milliards d'euros ! Dans l'ensemble de l'Union européenne, la fraude coûterait aux pays membres 1 000 milliards d'euros par an. Le fisc américain, quant à lui, évalue ses pertes à 330 milliards de dollars par an. Le manque à gagner est donc pharaonique pour les Etats !
Quelle est la structure chargée de lutter contre l’évasion fiscale ? Quelles sont ses méthodes et pourquoi sont-elles insuffisantes ?
Depuis plus de cent ans, les Etats luttent contre l'évasion fiscale de leurs contribuables vers les banques étrangères. Depuis la crise financière de 2008, les accords bilatéraux d’échange d’informations se sont multipliés. Parallèlement, des lois contre le blanchiment d'argent sont en vigueur dans de nombreux pays, notamment en Suisse depuis 1998. Et pourtant, sur le listing de HSBC, il y a aussi des trafiquants de drogue. Il en est ainsi parce que les mécanismes de contrôle sont défaillants et qu’il manque un dispositif au niveau mondial pour que l'échange d'informations devienne automatique.
Un manque qui devrait bientôt être comblé…
Oui, après la signature d'un accord international en octobre dernier à Berlin. A la demande du G20, sous l'impulsion de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, plus de 80 pays se sont engagés à combattre l'évasion et la fraude fiscales. Les premiers pays commenceront à échanger des informations dès 2017, et une trentaine d'autres en 2018. Parmi les signataires, l'Autriche et la Suisse, deux chantres du secret bancaire, mais aussi d'importantes places financières comme les Bahamas ou les Emirats arabes unis.
A quoi s'engagent les pays signataires ?
Ils vont désigner chez eux une autorité nationale qui collectera les informations fiscales et les transmettra aux autres Etats. L’objectif étant que chaque administration fiscale ait connaissance des avoirs financiers placés à l'étranger par ses contribuables. Cet accord s'inspire de la loi Fatca, votée en 2010 aux Etats-Unis et qui, malgré ses faiblesses, reste l’outil le plus efficace. Avec l'accord de Berlin, la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales prend de l'ampleur. Mais, paradoxalement, les Etats-Unis qui ont servi de modèle ne figurent pas parmi les signataires : ils préfèrent s'en tenir à leur loi Fatca. L'accord de Berlin, qui ne met pas fin au secret bancaire, est une première étape vers son abolition définitive. L'étape suivante pourrait être la création d'un registre mondial, coordonné par exemple par le Fonds monétaire international et doté d'outils de vérification des données transmis par les banques et les Etats.
L’Afrique n’est pas épargnée par le scandale SwissLeaks. Quel est le degré d’implication des dignitaires africains ? On cite les noms du roi du Maroc Mohammed VI ou encore de Rachid Mohamed Rachid, l’ancien ministre égyptien du Commerce et de l’Industrie...
Des ressortissants de plusieurs pays africains sont en effet cités dans le listing de HSBC. On parle de l’Egypte, de la Tunisie, du Sénégal, de la Zambie, de l’Afrique du Sud, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée… Le fichier porte sur la période 2005-2007. La justice devrait nous éclairer sur le degré d'implication des dirigeants de cette époque. Une enquête a notamment été ouverte en Tunisie où une dizaine d’hommes d’affaires seraient impliqués dans le scandale. Parmi les clients de HSBC, on trouve des hommes d'affaires ou des industriels aussi bien africains qu'étrangers, proches du pouvoir en place, et qui ont pu bénéficier de droits d'exploitation lucratifs ou d'intérêts commerciaux dans des zones de guerre, en Angola, au Liberia, en Sierra Leone ou encore en Guinée. Il y a aussi d'autres personnalités, notamment l’Ivoirien Patrick Bédié, fils de l’ancien président Henri Konan Bédié, qui a fait carrière dans le négoce du café-cacao.
L'Afrique, c'est aussi de nombreux clients diamantaires de HSBC...
Valeur refuge, compact, stable et transmissible, le diamant présente d'énormes avantages pour des trafiquants qui veulent blanchir de l'argent et qui fraudent le fisc. Certains d'entre eux sont recherchés par la justice internationale, d'autres sont sous le coup de mandats d'arrêt émis par Interpol, notamment dans les affaires du trafic de « diamants du sang ». Vendus en toute illégalité, ces diamants ont alimenté les différents conflits armés, provoquant un désastre humanitaire. Le processus de Kimberley, signé en 2003, vise à supprimer ce trafic. Mais en République centrafricaine, la guerre civile l'a une fois encore rappelé. Le département d'Etat américain a pointé le financement des Seleka, groupe rebelle musulman responsable du coup d'Etat de 2013, par la Badica, une entreprise diamantaire centrafricaine.
Revenons à la Suisse, à nouveau au cœur d’un scandale sur le secret bancaire. Quelles sont les différences de législations entre l’Union européenne et la Suisse ?
Il n'y a pas de législation communautaire concernant l’ouverture d’un compte dans l'Union européenne. Chaque Etat membre dispose de règles propres. Les différences entre les législations se situent principalement dans les mécanismes de divulgation d'informations - et donc de rupture du fameux secret bancaire. Et ce n'est qu'en octobre dernier, un peu avant la signature de l'accord international de Berlin, que les 28 ont décidé de passer directement au standard de l'OCDE et d’abandonner le secret bancaire sur l'ensemble de leurs territoires. Le Luxembourg et l'Autriche ont été les derniers à accepter ce principe.
Quel impact l’affaire SwissLeaks peut-elle avoir sur les relations de la Suisse avec l’Union européenne, dont elle n’est pas membre ? Le scandale a été révélé dans un contexte tendu avec ses voisins, notamment au sujet de l’immigration…
La Suisse ne fait pas partie en effet de l'Union européenne. Mais leurs relations sont étroites, grâce notamment à plus de 120 accords qui les lient. C'est aussi sous la pression de l'Union européenne que la Suisse a dû revoir sa politique fiscale. En signant l'accord de Berlin, dont nous avons parlé plus haut, la Confédération helvétique s'est formellement engagée à introduire progressivement l’échange automatique de données fiscales. Elle le fera à partir de 2018 avec les pays de l’UE et avec les Etats-Unis. Cette coopération s'étendra ensuite à tous les autres pays qui auront accepté le standard défini par l’OCDE. Visiblement, une étape cruciale vient d’être franchie vers plus de transparence et moins d'opacité. Et l'affaire SwissLeaks a dû fortement y contribuer.