De notre envoyée spéciale à Lampedusa,
Ce 14 février, une douzaine de Zodiacs partis à l’aube, chargés de centaines de personnes, ont été repérés par les gardes-côtes italiens au large de la Libye. On parle de près de 3 000 migrants qui pourraient arriver en Sicile - un record. Et depuis le 7 février, au moins 330 migrants partis des côtes libyennes vers l’Europe, en pleine tempête, ont payé de leur vie un voyage sans retour dans le canal de Sicile. Une centaine seulement a pu être sauvée.
Une île comme tant d'autres !
C’est très étrange. Si on n’a pas suivi les informations, Lampedusa a l’air d’une île méditerranéenne comme les autres. Quelques palmiers, une terre aride, des maisons carrées, des cactus. Endormie en hiver, la plupart des maisons sont fermées. Peu de voitures en circulation. Cela fait un mois que l’essence manque sur l’île… On ne voit pas de migrants. Pour toute trace de leur passage, un cimetière de bateaux installé sur un ancien terrain de foot : de vieux chalutiers abandonnés avec des inscriptions en arabe sur la coque. Tous témoignent de l’état pitoyable des embarcations parties des côtes libyennes.
Il y aussi la « Porte de l’Europe », un monument construit sur la falaise, à la pointe sud de l’île, face à l’Afrique, en hommage à ceux qui ont tenté le voyage. Couverte d’un étendard noir, elle porte le deuil des morts. Le curé y a organisé le 12 février au soir une procession. On attend d’un jour à l’autre l’arrivée de renforts, des patrouilleurs, car le flux des migrants va continuer. Ici, tout le monde le dit : en Libye, ils seraient des milliers encore à attendre de partir.
Puis, on voit les professionnels de l’aide aux migrants : les garde-côtes avec leurs bateaux insubmersibles permettant d’intervenir par tous les temps, comme ces dernières semaines ; les ONG humanitaires qui soignent et soutiennent les migrants en mer (l’Ordre de Malte) et, à terre, les médecins, les ambulanciers du service public, avec leurs hélicoptères prêts à évacuer les blessés à l’hôpital en Sicile. Beaucoup de vestes rouges, d’uniformes…
On le comprend, Lampedusa n’est pas une île comme les autres. Tout est balisé. Protocolaire. Les migrants débarquent sur un quai classé « zone militaire ». On les charge dans des autobus. On les transporte dans une ancienne base de l’Otan transformée en centre d’accueil provisoire. Impossible de les approcher ou de constater dans quelles conditions ils vivent. Plus tard, ils sont répartis dans d’autres centres, sur le continent.
« Nous, les habitants, nous ne savons rien du tout »
Ce qui est étonnant sur cette île minuscule, c’est que les insulaires cohabitent avec des migrants qu’ils ne voient jamais. A première vue, deux mondes qui ne se rencontrent pas. La vie est dure dans ce gros bourg de 5 000 habitants perdu au milieu de la Méditerranée, avec son église, son terrain de foot et ses soucis d’insulaires. Une île brulée par le soleil. Et la Sicile est loin : neuf heures de bateau ! Autrefois, le tourisme était l’unique ressource : deux mois de travail l’été. Maintenant, il y a moins d’estivants - l’annonce des drames n’est pas une bonne publicité - mais les hôtels ouvrent toute l’année pour loger les forces de l’ordre et les secouristes qui se relaient sur l’île.
Catarina raconte : « On se rend compte qu’il y a une urgence quand on commence à voir les camionnettes de la police qui vont dans tous les sens. Ou si on passe au port à ce moment-là par hasard. Alors, on comprend qu’il s’est passé quelque chose… Sinon, nous, les habitants, nous ne savons rien du tout. Jusqu’à ce que la télé mentionne de nouveaux débarquements à Lampedusa, ou que la radio locale annonce que les vedettes rapides sont sorties en mer pour aller récupérer ces rafiots. »
En première ligne, les pêcheurs de l’île
En première ligne, il y a quand même toujours les quelques pêcheurs de l’île. Quand ils remontent un cadavre dans leurs filets, leur bateau est placé sous séquestre et la police ouvre une enquête. Autant de jours de travail perdus. Pour éviter les ennuis, parfois, ils rejettent les corps en mer. On n’en parlera jamais. Les catastrophes humanitaires font ainsi désormais partie de la vie quotidienne des habitants de Lampedusa qui semblent résignés. Ils vivent ces drames toujours répétés comme s’ils étaient inéluctables, avec le sentiment de ne rien pouvoir faire. Avec quand même un détail plutôt révélateur : chaque habitant auquel j’ai parlé m’a montré la photo d’un migrant, une mère et son bébé, un enfant qu’il garde dans son portable. Le cliché est pris par un ami, un policier ou un sauveteur en première ligne… Un visage, un regard, une personne qu’ils ont en quelque sorte adoptée dans leur cœur.
A l’arrivée, il y aussi le silence, la peur. Et en face, la Libye qui est tombée entre d’autres mains. Kadhafi, au moins, contrôlait la situation, dit par exemple Giusi Nicolini, le maire de Lampedusa, alors que maintenant, les trafiquants ont le champ libre. Des rescapés racontent : de jeunes hommes venant du Mali, du Sénégal, de Gambie et de Côte d'Ivoire. Depuis plusieurs semaines, ils ont été regroupés dans un camp près de Tripoli. Et le 7 février, on les a transférés sur la côte. Des hommes en armes les ont forcés à embarquer sur des gros Zodiacs, tassés les uns contre les autres. On leur a dit que la météo était bonne. C'était la tempête. La marine a secouru un Zodiac en avarie. Un autre s'est dégonflé, un troisième a coulé, le quatrième est introuvable. Au moins 330 victimes dont des petits enfants. Les migrants auraient payé 600 dollars pour affronter des vagues de 9 mètres de haut…
Une vague d'indignation en Italie
On sait que les côtes libyennes ont échappé à tout contrôle gouvernemental. Il n’y a plus de sauvetage en mer, plus d’interlocuteur pour les Italiens. Les trafiquants ont le champ libre et les rescapés racontent qu'ils sont parqués dans des hangars pendant des semaines, emprisonnés sans pouvoir se laver et à peine nourris. On leur confisque leur téléphone portable, leur argent et tout ce qu’ils possèdent. Et un matin, on les forces à embarquer. Des hommes armés bastonnent les récalcitrants, comme Buba qui ne voulait plus partir. Il avait trouvé un travail de manœuvre en Libye et on l’a forcé à monter sur le Zodiac malgré la tempête. Avec un peu d’essence et quasiment sans nourriture, ils ont vu des vagues hautes comme trois étages d’immeubles et des dizaines de leurs compagnons d’infortune se noyer.
Ces derniers drames ont provoqué une vague d'indignation en Italie. Et une polémique sur le remplacement de l'opération Mare Nostrum par le dispositif Triton, plus limité. L’absence d’un programme humanitaire européen fait bien sûr aussi débat à Lampedusa, le point le plus au sud d'Europe. L’Italie avait mis sur pied Mare Nostrum suite à la catastrophe d’octobre 2013 (bilan : 366 morts). La marine militaire allait chercher les migrants embarqués sur les vieux rafiots des trafiquants avant qu’ils ne risquent leurs vies. Mais le programme est fermé depuis l’automne dernier. L’Union européenne finance le programme Frontex de protection des frontières, une coopération des Etats-membres qui ne paraît pas à la hauteur du problème : elle permet de surveiller les bateaux mais pas de les secourir.
Même si, tradition maritime oblige, les embarcations en grande difficulté sont encore secourues quand c’est possible - mais quand ça va très mal, dans des conditions périlleuses, au risque de mettre en danger les sauveteurs ou d’intervenir trop tard… « Triton est une opération de police tout à fait inutile car sans résultat », accuse le maire de Lampedusa, qui ne parvient pas à comprendre : « Pourquoi l’Europe dilapide-t-elle tout cet argent en se moquant des Européens ? On dit que c’est une opération qui vise à assurer leur sécurité, mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas. »
La routine à Lampedusa ?
Au centre d’accueil de Lampedusa, les migrants sont en majorité des hommes jeunes mais aussi des femmes et des enfants. Et parmi eux, de plus en plus de mineurs isolés. Il y a deux garçons de 10 et 12 ans. Apparemment seuls. Ils ont traversé la Méditerranée non accompagnés. Qui sont-ils, d’où viennent-ils ? Protégés par une ONG sous contrat avec le gouvernement (Save The Children), ils resteront dans l’anonymat aussi longtemps qu’on n’en saura pas plus sur leur périple. Ont-ils été maltraités ? Comment sont-ils tombés dans les mains des réseaux (criminels) qui organisent les départs de Lybie ? Traite des enfants, trafic d’organes ? Tout est possible, même les pires hypothèses.
Les mineurs non accompagnés sont de plus en plus nombreux sur les rafiots partis de Lybie. Depuis le début de l’année, 374 enfants ou adolescents sont arrivés seuls en Sicile, en Calabre, dans les Pouilles. C’est 50 % de plus que l’an passé à la même époque. Malgré l’hiver, malgré le vent et les tempêtes. Ils sont placés dans des communautés d’accueil où les travailleurs humanitaires tentent d’identifier leurs besoins. Soigner les traumatismes. Faire des tests de grossesse sur les jeunes filles. Inventer une scolarité. Eduquer surtout aux risques qui guettent les jeunes tentés de continuer leur route vers le Nord : prostitution, drogue, esclavagisme...
A Lampedusa, premier point de contact de ces boat-people, la situation reste tendue. Une crise aiguë, bien pire que les précédentes. Plus largement, en Italie, les débarquements de migrants ont augmenté de 100 % depuis le début de l'année par rapport à l'an dernier sur la même période, indiquait le 17 février le ministère de l'Intérieur.