Les Russes estiment qu’ils n’ont pas reçu d’invitation officielle. Et le musée d’Auschwitz-Birkenau dit avoir voulu centrer cette commémoration sur le témoignage des survivants, ex-détenus ou ex-libérateurs. Mais en dépit des explications de Varsovie, Vladimir Poutine n’a pas inscrit cet événement à son agenda. Le chef de l’administration présidentielle, Serguei Ivanov, a donc représenté la Russie lors de cette commémoration est donc marquée par le climat tendu existant actuellement entre Varsovie et Moscou.
Le 27 janvier 2015, le camp allemand d'extermination d'Auschwitz, en Pologne, était libéré. Entre avril 1940 et janvier 1945, environ un million d’hommes, de femmes et d’enfants, en grande majorité des juifs, y ont été tués par les nazis. Des commémorations plus importantes que d’habitude ont eu lieu cette année, insistant sur le témoignage des derniers survivants.
L’armée rouge, libératrice du camp d’Auschwitz
Pourtant, c’est l’armée rouge qui a libéré le camp d’Auschwitz. Un des officiers qui a participé à cette libération, le lieutenant Yvan Martynouchkine, qui avait 21 ans à l’époque, a assisté à la cérémonie. Il a aujourd’hui 91 ans, et se souvient comment la compagnie qu’il dirigeait a découvert le camp d’Auschwitz. Ils venaient de libérer Cracovie, et se dirigeaient vers le sud-ouest de la Pologne : « C’était autour du 26 janvier, juste après une bataille pour libérer un village des Allemands. On s'est retrouvé face à une enceinte de barbelés, une construction solide avec des colonnes de béton, et qui était électrifiée... Derrière les barbelés, on voyait des rangées de bâtiments. On a d’abord pensé que c’était des hangars allemands. »
Sa compagnie décide de passer la nuit aux alentours et d’inspecter s’il y a des soldats allemands. C’est le lendemain matin, au détour d’une de ces inspections qu’ils sont aperçus un groupe de gens, en haillons, se protégeant du froid en se serrant les uns contre les autres.
« Au début, on ne comprenait pas qui ils étaient… Et ce sont eux, qui, les premiers, ont compris qui nous étions. Ils ont commencé à faire des gestes dans notre direction, et nous nous sommes rendu compte que c’était des prisonniers. Ils n’ont rien demandé. On était les uns en face des autres à se regarder. Ils étaient épuisés, dans un état déplorable. Mais dans leurs yeux, on pouvait voir qu’ils étaient heureux parce qu’ils étaient sauvés et que l’enfer était terminé pour eux. »
Le lieutenant Martynouchkine refuse de débattre de la polémique provoquée par le ministre polonais des Affaires étrangères, Grzegorz Schetyna, qui a affirmé qu’Auschwitz avait été libéré par les Ukrainiens. « C’était l’armée soviétique avec des Géorgiens, des Kazakhs, des Arméniens et bien sûr des Ukrainiens », dit-il. Le camp a dans les faits été libéré par la 322e division du « premier front ukrainien » de l’Armée rouge.
Longtemps occulté, l’Holocauste n’est plus nié
Cet ancien combattant de l’Armée rouge a apporté son témoignage lors de l’inauguration d’une exposition au musée de la Victoire à Moscou. Une exposition assez modeste, mais qui est quand même une première dans ce musée, puisque l’exposition permanente ne présente rien concernant les camps d’extermination. Pourtant, il y a une évolution par rapport à l’époque soviétique où on ne parlait pas du génocide juif. On parlait des victimes du fascisme en général. Mais les choses ont changé. Depuis une dizaine d’années, les différentes organisations représentant la communauté juive organisent des événements et des conférences sur l’Holocauste, pour commémorer la libération des camps. Cette année, pour la première fois, la municipalité de Moscou et l’Etat apportent leur contribution.
La réalité du génocide juif n’est plus niée en Russie comme il l’était à l’époque soviétique, comme l’explique le professeur Ilya Altman, co-président du centre russe de recherche sur l’Holocauste : « Durant la période soviétique, le camp d’Auschwitz n’était pas cité dans les livres d’histoire. Les écoliers en ont entendu parler grâce au film de Michael Romm Le fascisme ordinaire, sorti en 1965. Ce qui a changé après la période soviétique, c’est qu’enfin, on a commencé à parler des principales victimes d’Auschwitz. Avant, les victimes de l’Holocauste n’étaient pas citées en particulier. En tant qu’historien, je constate que, ces dernières années, toutes les conférences sur la Seconde Guerre mondiale évoquent aussi l’Holocauste. Dans l’examen d’histoire pour les écoliers, il y a aussi des questions sur le sujet. Aujourd’hui, les 17 manuels d’histoire utilisés en Russie parlent de l’Holocauste. »
Victimes ou traitres à la patrie
D’une façon générale, qu’ils aient été juifs ou pas, les anciens prisonniers des Allemands étaient considérés comme des traîtres, après la guerre. Ils étaient soupçonnés d’avoir collaboré. Nombre d’entre eux se sont d’ailleurs retrouvés au Goulag.
Galina Bychkova qui a fondé une association d’aide aux anciens prisonniers, a été déportée en 1943 avec sa mère dans un camp de travail allemand, près de Breslau en Silésie (aujourd’hui Wroclaw en Pologne). Elle avait 5 ans. Sa mère était employée à nettoyer le camp. Quand elles sont revenues en Russie après la libération, sa mère était considérée comme une ennemie du peuple, et n'avait pas le droit de vivre à Moscou. « A notre retour, nous n’avons dit à personne qu’on avait été prisonnier en Allemagne. Maman n’a pas pu s’installer à Moscou. Mon grand-père m’a inscrite dans son passeport comme orpheline car mon père avait été tué à la guerre. Et ma mère, en tant qu’ennemie du peuple, a été envoyée par les autorités à plus de 100 kilomètres de Moscou. De temps en temps, elle venait me voir en cachette, mais c’était très dangereux car il suffisait d’une indiscrétion des voisins pour qu’elle soit arrêtée. »
Sa mère n’a pu revenir s’installer à Moscou qu’en 1956, après la mort de Staline. Le NKVD, la police politique de l’époque, avait épluché son dossier, et, par chance, comme elle n’avait été employée qu’à nettoyer le camp, et non pas comme certains prisonniers, à fabriquer des armes, elle a été autorisée à vivre à Moscou. Mais pour sa fille il était toujours exclu d’évoquer son passé : « Je n’ai jamais dit à quiconque, ni à l’école, ni à l’université qu’on avait été prisonnier de guerre en Allemagne, car je n’aurai pas pu suivre ma scolarité ni être intégrée dans les structures sociales de l’époque », explique Galina Bychkova. Et d'ajouter :« J’ai donc commencé à formaliser mon statut d’ex-prisonnier de guerre, seulement après avoir pris ma retraite. Ce n’est qu’en 1992, après le décret signé par Eltsine, que les gens comme moi qui s’étaient retrouvés dans les territoires occupées, les camps, les ghettos, nous avons reçu le statut d’ex-prisonniers. »
Désormais, les anciens prisonniers et déportés ont droit à une pension et des aides médicales. Galina Bychkova est régulièrement invitée à participer à des cérémonies commémoratives. Mais pour autant l’accent est plus mis en Russie sur la victoire de l’armée rouge sur le nazisme, que sur le sort de victimes, prisonnières, et déportés.