Chili: «Je n’ai connu de Juan que ses pleurs»

Des centaines de nourrissons ont été volés à leur mère pour être vendus ou placés dans des familles d’adoption de manière illégale - principalement de 1973 à 1990, sous la dictature d’Augusto Pinochet. Le scandale des bébés volés a éclaté en avril 2014, après les révélations du site d’investigation journalistique Ciper… Depuis, des milliers de personnes cherchent leurs proches ! Reportage.

« C’était comme s’ils n’avaient pas voulu que je le vois. Ils l’ont enveloppé dans un tissu et l’ont emporté. Je n’ai connu de Juan que ses pleurs, rien que ses pleurs », se lamente Sonia Arellano, âgée de 65 ans, la voix tremblante, le regard embué, quand elle se remémore la naissance de son fils en avril 1977 à l’hôpital San Borja de Santiago du Chili. Juan devait être son dernier enfant, le cinquième. Alors qu’elle était enceinte, elle s’était fait lier les trompes.

« Nous vivions un moment difficile économiquement parlant, se souvient-elle. Mais ça ne m’empêchait pas de le vouloir. Je lui ai tricoté plein de vêtements pour l’accueillir à sa naissance. Mais il n’en a jamais porté un seul. »

Après cinq jours où Sonia s’époumone à réclamer son enfant, son mari lui annonce qu’il est mort. « Je ne l’ai jamais connu ni vivant ni mort », murmure Sonia, pour qui l’enfer commence. Sa fille Jessica Rozas, qui avait alors dix ans, se souvient : « Elle est rentrée de l’hôpital dans une grave dépression, qu’elle n’a jamais quittée ».  Pour Jessica, la mort de son petit frère a toujours été obscure… jusqu’au 11 avril dernier.

Le site d’investigation journalistique Ciper publie un article sur les bébés volés du prêtre Alfredo Joannon. Ce curé prestigieux servait d’intermédiaire entre les familles de la classe haute pour donner des bébés de mères adolescentes à des couples qui souhaitaient adopter. Seulement, les mères n’étaient généralement pas au courant. On leur disait que leur bébé était mort. Des adoptions sous le manteau qui permettaient à ces familles de renom de sauver les apparences.

« Qu’elle a de bons poumons »

Lorsque Jessica montre l’article à sa mère, Sonia a l’impression de lire sa propre histoire. S’il n’y a ni curé ni honte sociale ni famille fortunée dans la sienne, il y a une adoption illégale. Le puzzle prend forme : « Mon mari travaillait à l’hôpital depuis plus de quinze ans. Je pense que c’est lui qui a servi d’intermédiaire, c’est lui qui a vendu notre bébé, affirme Sonia, aujourd’hui convaincue. A la même époque, mes beaux-parents ont acheté une maison neuve. Ils n’en avaient pas les moyens… »

Pour Marta Navarrete, l’article a eu le même effet. « Je soupçonnais depuis plus de quarante ans qu’on m’avait volé ma fille à l’hôpital Salvador », explique cette petite femme souriante de 77 ans, qui a eu 9 enfants. « Quand Maria Margarita est née, la jeune sage-femme a dit : " Qu’elle a de bons poumons ". » Elle s’en souvient comme si c’était hier. « Quelle belle petite fille ! Ils l’ont pesé et l’ont emporté, et ça a été la dernière fois que j’ai vu mon bébé. » Dans la chambre où elle réclamait son enfant, trois autres femmes étaient dans le même cas. « Je pense que c’est parce que j’avais déjà beaucoup d’enfants qu’ils l’ont volé. »

Lorsqu’il appose le dernier point à son article publié dans Ciper, Gustavo Villarrubia vient de retranscrire le témoignage de deux parents qui ont vu leur bébé volé. Il ne sait pas ce qui l’attend. Quelques heures seulement après la publication de cette enquête, les mails affluent… Et ils ne cessent depuis d’affluer. « Des mères cherchant leur enfant, des enfants qui se savaient adoptés et qui cherchaient leurs mères ont commencé à me contacter, raconte le journaliste. Je me suis rendu compte que les adoptions illégales étaient une pratique très courante dans les années 1970 et 1980, et pas seulement à Santiago : dans tout le Chili. » Et pas non plus seulement dans les classes sociales hautes. « Dans les classes pauvres, des congrégations de bonnes sœurs, des assistantes sociales, des sages-femmes, des médecins ont abusé de l’humilité de femmes pour donner leurs nourrissons, les vendre, parfois à l’étranger. »

« Séquestre permanent »

Suite au scandale, Constanza del Rio a formé « Nos Buscamos » (« Nous nous cherchons »), une ONG qui tente de permettre aux 2050 familles concernées de se retrouver alors que jusqu’ici, elles n’avaient recours qu’à elles-mêmes. Selon lui, les raisons n’auraient pas été politiques : « ces vols de nourrissons ont commencé avant la dictature. Mais sous la dictature, c’était plus facile, car le système judiciaire ne fonctionnait pas et parce qu’il était dangereux de recourir à la police. »

L’organisme public chargé au Chili de la protection des mineurs, le Sename, a porté plainte en justice en tant que représentant de 60 victimes. « Pour que ces adoptions puissent se dérouler, il a fallu des réseaux au sein même des cliniques, des hôpitaux, mais aussi au sein du système judiciaire, au sein du registre civil, souligne sa directrice nationale, Marcela Labraña. C’est pour association illicite, faux et usage de faux, mais aussi pour séquestre permanent que nous avons déposé plainte. » Une enquête menée par le juge Mario Carroza, spécialiste des violations des droits de l’homme sous la dictature, et qui avance à bon rythme.

Pourtant, Ester Herrera, âgée aujourd’hui de 33 ans, a préféré se tourner vers les réseaux sociaux pour mener ses recherches plutôt que de porter plainte. Elle a cofondé le blog et la page Facebook « Hijos y Madres del Silencio » (« Enfants et mères du silence »). « Ma mère adoptive est décédée mais je n’ai pas envie qu’elle soit accusée de quoi que ce soit, souligne-t-elle. Tout ce que je suis aujourd’hui, je le lui dois à elle. Si je cherche aujourd’hui ma mère biologique, c’est pour connaître mes origines, pas pour la remplacer, et sûrement pas pour la faire condamner. »

Leur espoir aujourd’hui à tous, c’est l’entreprise américaine « 23 and Me », une banque ADN qui, grâce à ses échantillons de salive, leur permettra peut-être de retrouver cette personne tant rêvée et imaginée, qui n’a jamais, jusqu’ici, pu prendre forme.

Pour en savoir plus

Le blog personnel d’Ester Herrera

 

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