Il y a 100 ans, le «défilé de la victoire» raconté par une adolescente

Le 14 juillet 1919, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale paradent sur les Champs-Elysées, quelques jours après la signature du Traité de Versailles perçu par les Allemands comme une humiliation. Jeanine Fischbacher, lycéenne française âgée de 15 ans, assiste au défilé. Elle raconte avec verve et enthousiasme ce moment d’Histoire dans un agenda intime. Le texte a été retrouvé et retranscrit bien des années plus tard par ses descendants. 100 ans après, ce témoignage inédit a été transmis à RFI.

28 juin 1919 C’est la Paix

Voilà tout fini, nous sommes forts et grands. La cérémonie à Versailles fut magnifique. La revanche de 1870. Les poilus fêtés, tout cela c’est la Paix. Je ne veux pas écrire un article de journal, mais je suis fière d’être française.

Les illuminations sont belles pour les conditions actuelles. Le Bon Marché est en électricité. Dans les maisons, des drapeaux, des lampions qui vacillent dans la nuit. Des bandes joyeuses bras dessus-bras dessous chantant la Madelon. Tout le monde est heureux. Le 14 juillet le retour triomphal des troupes sous l’Arc de Triomphe ! Que de gens, mais quelle gloire !

14 juillet 1919

Nous venons de passer une « grande » journée. Le retour des troupes sous l’Arc de Triomphe. La décoration de l’avenue des Champs-Élysées splendide, des mâts blancs enguirlandés de lampes électriques, de banderoles multicolores, des drapeaux. Sous l’Arc de Triomphe, le Cénotaphe, monument aux morts, en plâtre doré mat, et partout des couleurs vives, une impression de joie resplendissante. Au rond-point des Champs-Élysées : quatre grands monuments aux villes martyres. Quatre autres placés sur les bassins commémorant les grandes batailles. Puis le mieux. Tous les canons boches qui étaient le long de l’avenue entassés en désordre, deux énormes tas merveilleux signes de mépris de dégoût, surmontés par deux coqs en or mat dressés fièrement. La place de la Concorde avec des mâts rouges, toujours cordons de lampes banderoles. Autour des réverbères des abat-jours tricolores.

Deux jours avant : une foule s’agite déjà regardant les décorations. Des provinciaux débarquent.

La veille : l’avenue est déjà bordée de deux rangs de spectateurs qui passeront là, la nuit, dans des arbres enroulés dans des couvertures.

Nous nous réveillons à 4 heures. Je partirai avec Mathilde la cuisinière alsacienne qui ne sait pas se débrouiller. Impossible de traverser tant il y a de monde ; enfin devant le pont Alexandre III nous traversons ; dans l’avenue des Champs-Élysées sept à huit rangs de gens qui attendent, des échelles, des planches sur des tréteaux des camions plats chargés de monde ; des papiers, de la poussière, par terre ; en haut un ciel clair qui annonce une journée splendide, au milieu le chaos de gens qui grelottent car il fait frisquet ce matin. « -Combien pour monter sur cette charrette ? » « -60 francs » « -Partons, c’est de la folie ». Voilà ce que l’on entend : une foule de gens circule comme nous cherchant un petit coin « d’où on verra ». Nous descendons jusqu’à la Concorde encombrée de gens qui attendent là serrés comme des harengs saurs. L’attente terrible pendant 5 heures dans cette foule puante, efforcée de lutter contre ces gens qui vous poussent, vous tirent, vous donnent des coups de coudes. Enfin on entend « Les voilà ; les voilà ».

Et voici l’inoubliable procession qui s’avance.

Un détachement de « Cipaux » (gardes municipaux), en grande tenue pantalons de peau blanche et parements rouges. 20 mètres derrière « les chefs ». Foch qui regarde à droite et à gauche, saluant, droit sur un cheval noir le bâton étoilé à la main. Joffre affaissé ; vieux sur un cheval blanc, en petite tunique noire, l’air bonasse. Quelques généraux de l’État-major parmi lesquels je remarque Pau avec son crochet. Castelnau très acclamé.

Et voici l’armée du Nouveau Monde. Pershing à la mâchoire carrée en tête ; et ces troupes d’hommes tous beaux et sains marchant d’une façon irréprochable, les baïonnettes des fusils faisant comme un ruban étincelant au soleil levant. Quelle foule criante, des femmes qui ont des poumons assez résistants pour crier sans relâche d’une voix suraiguë « Vive les Tommies !! » Les marins avec leurs petits chapeaux ronds sur la tête leurs blouses serrées et petites guêtres courtes et blanches. Crevants !!

Ensuite les bons gros Belges avec leurs habits d’un vilain kaki, engoncés dans leurs capotes longues ; ils ont l’air des petits enfants pauvres. Et tous ces drapeaux effilochés. Que de cris dans cette foule !

10 minutes d’attente, qui est-ce ? Bien entendu nos bons Anglais ; avec leur flegme extraordinaire ils ont un pas si lent que tous les soldats qui vont derrière sont tout le temps obligés de faire du sur-place.

La foule comprend et est ironique.

Un pas bien martelé au loin, les voilà ! Ce sont eux ! Braves Tommies de l’an dernier à Varengeville, trapus ou grands toujours dignes, sanglés dans des vareuses kakies ! Ils ont de magnifiques drapeaux grenats avec des broderies splendides. Les marins ont des chapeaux en paille relevée tout autour comme ceux des enfants au Luxembourg.

E viva l'Italia !!

Diaz en tête, grès sympathique, puis les hommes cette jolie couleur gris vert de leur costume. C’est très curieux ils portent leurs fusils à bras tendus horizontalement. Des types très inégaux, tous laids du reste pour la plupart et bruns, noirs presque.

Puis toutes les autres nations : Grecs en pantalons courts et à mouchoirs noués sur la tête. Portugais au casque gondolé. Serbes à l’air farouche. Polonais à l’Aigle blanc. Siamois au chapeau pointu à la figure de marionnette. Japonais petits et secs. Roumains avec de belles têtes latines. Hindous au turban et aux expressions indéchiffrables. Tous ces hommes défilent sous ce même ciel de la Concorde.

Enfin l’armée française elle-même !

Pétain en tête l’air gai et rieur. Puis l’infanterie aux fanions déchiquetés. Tous les beaux gars de tous les endroits de France : grands et blonds ceux du Nord. L’œil allumé ceux du Midi.

Et les trépignements et les cris augmentent quand les nôtres passent, artillerie, cavalerie, infanterie tout cela défile précédé par les généraux ; tous sont glorieux tous sont de noble sang ! Et ceux-là adorables Bicots sortis du soleil pour entrer dans le feu ! Quels grands rires larges ! Les Petits Fusilliers secs et beaux, aux drapeaux surchargés de décorations.

Mais que de femmes qui se trouvent mal c’est ignoble ! À chaque instant on en emporte à l’automobile ambulance de l’autre côté de la place. Un soleil enragé. Tiendrai-je seule au milieu de ces gens ? Ah ! Bah ! Marchons toujours comme eux. Et c’est ainsi qu’ils passent tous suivis par une procession de tanks : un officier est dressé sur chacun d’eux, émergeant à moitié, tenant un fanion à bras tendu.

Les Hurrahs assourdissent !

Enfin c’est fini.

Enfin et déjà !

La rentrée est affreuse au milieu de cette foule qui oscille lentement dans un sens, dans un autre...

Ouf ! Me voici à la maison rafraîchie et éblouie par toute cette gloire qui a défilé !!....

Jeanine Fischbacher (1904-1978)

► À lire aussi : La Première Guerre mondiale en vingt dates
► À écouter aussi : 1919… 1920, des traités qui explosent les empires vaincus