De notre envoyé spécial,
Derrière le box des prévenus, des silhouettes se dressent, souvent juvéniles, parfois bourrues. Il n’y a que des hommes âgés de 20 à 40 ans, la plupart ont la trentaine. Installés dans la vie, ils travaillent et vivent en région, loin de Paris. Certains ne sont pas venus seuls : sur les bancs de la salle d’audience, des parents, des sœurs, des frères, des compagnes, des amis. Comme d’un seul corps, ils se lèvent quand la cour entre dans la pièce.
Sous les lambris modernes de bois beige de la salle pleine à craquer, beaucoup de journalistes, mais aussi de Parisiens. Certains riverains des quartiers dévastés samedi dernier ont aussi fait le déplacement. Anne-Marie et son mari habitent avenue Kléber. Un manteau de fourrure sur le dos, elle s’étonne : « Ils n’ont pas l’air de casseurs ! »
Une fronde « au cas où »
Le président du tribunal donne la parole au premier prévenu : Jérôme J., né le 2 janvier 1992, 26 ans, il habite dans la Nièvre. Alors qu’il a été contrôlé avec des « gilets jaunes », on a retrouvé dans son sac à dos un casque de vélo, un masque de ski et une fronde, énonce le magistrat. Le prévenu a la parole. Son avocat redresse le micro qui lui arrivait au-dessus du crâne. Jérôme explique : « Le casque de vélo et le masque de ski, Monsieur, c’était pour me protéger des gaz lacrymogènes. La fronde, c’était pour renvoyer des pastilles de lacrymo, au cas où ». Silence dans l’assemblée, le président se plonge dans le dossier.
« Il n’y a pas grand-chose » dans les dossiers, répéteront les avocats des prévenus tout au long de cette première journée de comparutions immédiates. Lors d’une suspension d’audience, la mère de l’un d’eux explique, à moitié en larmes : « C'est la première fois que mon fils participait à une manifestation… Les jeunes couples ne peuvent plus vivre, tout le monde en a marre, et c’est eux… C’est mon fils qu’on va accuser d’être un casseur ! ».
Pourtant le tribunal a ses motifs : ces jeunes hommes ne sont pas là parce qu’ils ont voulu manifester – ce qui est un droit fondamental, rappelle le président de la cour –, mais parce qu’ils étaient réunis en groupes et susceptibles de commettre des violences. Les preuves, selon la cour, sont dans les sacs des prévenus.
Les mêmes scènes se répètent tout l'après-midi. Dans le box se succèdent un boucher, des manutentionnaires, un technicien, des intérimaires. Ils expliquent qu’ils travaillent. Souvent, ils ont des enfants, quelques fois une femme, et sont venus à Paris manifester leur mécontentement.
« Ce n'est pas lui le casseur, le pauvre »
Le boucher, 47 ans, un peu au-dessus de la moyenne d’âge de cette journée de comparutions, décrit avec ses mots : « Si j’avais un couteau dans mon sac, un Opinel, c’était pour casser la croûte, pour couper mon saucisson, pas pour faire du mal. Je suis boucher, mais je travaille dans un abattoir, je gagne 1 200 euros par mois ». Dans la salle, on étouffe des rires. Les Parisiens de l’avenue Kléber qui venaient voir leurs fauteurs de troubles avalent leur salive. « Ce n’est pas lui le casseur, le pauvre ».
C’est au tour du procureur de la République de relancer l’audience. « Vous étiez alcoolisé quand vous avez foncé dans une troupe de CRS tout seul, pour 'libérer la voie' – ce sont vos mots ? », l'interroge-t-il. « Oui », répond le boucher, avant de se justifier : « Je ne viens pas souvent à Paris alors j’avais bu un coup. C’est interdit ? ».
Dans la salle d’audience 2-3, on se remet à rire. Derrière le box, le boucher des Hautes-Alpes s’amuse lui aussi. Le président sourit. L’avocate prend la parole pour expliquer que son client n’est pas le casseur que l’on aimerait qu’il soit. Lui comme d’autres auraient été arrêtés à 10h50 samedi matin, « procès-verbal à l’appui, bien avant que les émeutes qui ont fait le tour du monde n’aient lieu ».
Sept prévenus jugés avant 17h
Après une nouvelle suspension d’audience, c’est au tour d’autres jeunes hommes de défiler dans le box des prévenus. Les discours d’excuses se mêlent parfois à la haine des institutions. Des revendications de « gilets jaunes » étouffent des discours personnels. Dans l’assistance, on se regarde, les habitants de l’avenue Kléber soupirent : « Ce sont des enfants ». Les avocats tirent toujours les mêmes ficelles. « Un lance-pierre peut-il être considéré comme une arme si on le trouve dans le fond d’un sac d’une personne qui venait manifester depuis sa province et craignait de se faire agresser dans Paris ? », demandent-ils.
Puis soudain, la justice passe. Dans la salle d’audience 2.3 avant 17h, sept prévenus auront été jugés. Deux ont préféré remettre leurs jugements à une date ultérieure, ils seront renvoyés au 7 janvier prochain. Tous les autres ont écopé de plusieurs mois de prison, souvent avec sursis, parfois ferme. Dans les couloirs qui se vident, les avocats et les proches des prévenus n’en démordent pas : « On a voulu faire un exemple pour dissuader les prochains 'gilets jaunes' de venir manifester à Paris samedi prochain ». Les riverains de l’avenue Kléber, pourtant dévastés par l’état de leur quartier, ne sont pas non plus d’accord : « Ce n’était pas eux que l’on attendait aujourd’hui. »