Agent de sécurité au Stade de France le 13 novembre 2015, Mohamed Amghar, 48 ans, est l’homme qui a empêché les terroristes de pénétrer à l’intérieur de l’enceinte sportive. Affecté ce soir-là au contrôle des billets devant la porte H, il a refoulé un groupe de kamikazes car les tickets présentés par ces derniers n’étaient pas valides... Quelques instants plus tard, l’un de ces hommes s’est fait exploser à seulement une dizaine de mètres de Mohamed qui a été blessé par des éclats de clous et de boulons.
RFI : Comment allez-vous un an après le 13 novembre 2015 ?
Mohamed Amghar : J’ai progressé un petit peu, les séquelles physiques sont toujours ici bien sûr, les cicatrices sont là, je les vois le matin quand je prends ma douche. J’ai eu cinq impacts sur mon corps. Mais le grand souci que j’ai aujourd’hui, c’est psychologiquement. Je ne vais pas très bien, la nuit mon cerveau est en vigilance, je n’arrive pas à dormir. Je n’ai plus le goût de vivre. Je mange parce que je dois manger. Il y a aussi la peur d’autrui, de la foule, pour moi une foule c’est un danger, je me méfie de tout le monde. Je ne peux pas prendre l’avion ou les transports en commun, j’utilise toujours ma voiture. C’est comme si j'étais dans un puzzle… Je cherche des morceaux de puzzle pour me reconstruire, pour pouvoir accéder à la vie réelle comme tout le monde. Depuis le 13-Novembre, je suis sans travail car je ne peux pas travailler. Comme je ne peux pas avoir assez de repos pour pouvoir travailler, ce n’est pas possible. Après le 13-Novembre, ma vie a basculé, je suis devenu une autre personne.
Quels progrès avez-vous accomplis depuis ?
Les premiers mois j’entendais des claquements dans mon cerveau, j’entendais pas mal de choses… Des images très fortes d’explosion… Aujourd’hui ces images, je les ai un peu dépassées, mais elles sont toujours là et reviennent de temps en temps, car je ne contrôle pas mon cerveau. Sinon je dormirais mes huit heures. Si je contrôlais, je serais guéri. Mon rêve aujourd’hui, c’est de retrouver le sommeil comme tout le monde, de pouvoir dormir sans interruption. Les séquelles physiques que j’ai, je sais qu’elles resteront avec moi.
Que parvenez-vous à faire pour vous reconstruire ?
Je parle de mon cas pour essayer d’avancer dans la vie. Si vous gardez ça en vous, vous n’aurez pas d’issue, il faut vraiment parler pour dégager tout ça de vous. C’est comme si c’était un verre d’eau : à chaque mot vous retirez une goutte et le jour où le verre est vide vous êtes guéri. Mais là j’ai l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de gouttes qui partent ! Mais je suis optimiste car c’est le temps qui va régler les choses. Il faut avoir de la patience.
L’aide apportée aux victimes par l’Etat participe-t-elle à votre reconstruction ?
Moi, je me sens aujourd’hui très délaissé. J’ai été accueilli par le ministre de l’Intérieur, par la secrétaire d’Etat d’aide aux victimes. C’est des belles phrases, mais il n’y a rien derrière. J’ai fait une demande pour être relogé car je suis dans un quartier sensible, et ça fait presque un an que l’on me dit "ne vous inquiétez pas". Ce mot-là, je le connais par cœur. Je me suis parlé à moi-même, je me suis dit : "compte que sur toi". C’est choquant et c’est très difficile à accepter, mais c’est la vérité.
Vous ne bénéficiez d’aucune aide financière ?
Le soir de l’attentat, j’étais blessé, avec tout ce sang sur mon corps, et on me parle de "héros". Chacun était héros de lui-même et je peux le constater aujourd’hui : si vous devez trouver une solution, vous êtes votre propre héros. L’ONAC [Office national des anciens combattants, ndlr] de Bobigny m’a appelé pour me dire que j’avais droit à ces aides-là, que je suis victime de guerre. Ils m’ont fait traîner trois semaines et au bout de ça, on m’a dit : "Votre dossier est passé en commission, essayez de trouver une solution par vous-même et essayez de vous aider vous-même". J’ai été décoré d’une médaille par le ministère de l’Intérieur, pour mon courage, pour avoir été à cette porte-là ce soir-là. C’est gentil une médaille, mais ce n’est pas avec une médaille que je vais payer mes factures. L’argent, ça aide et ça n’aide pas. Avec tout l’argent du monde, ça ne m’aiderait pas à retrouver le Mohamed du 12 novembre, la veille. L’argent, ce n’est pas tout.
« J’étais un jeune Parisien qui allait à un concert de rock et en 30 secondes je me suis retrouvé sur une situation de guerre »
Emmanuel Domenach, juriste d’entreprise, faisait partie des spectateurs du Bataclan au concert des Eagles of Death Metal, le 13 novembre 2015. Si ce jeune Parisien de 28 ans a échappé aux balles des terroristes, la tragédie qu’il a vécue ce soir-là a laissé en lui une empreinte indélébile. Il est aujourd’hui vice-président de l’association 13 novembre : fraternité et vérité qui regroupe des rescapés des attentats de Paris et Saint-Denis.
RFI : Comment allez-vous un an après le 13 novembre 2015 ?
Emmanuel Domenach : Je mesure le chemin parcouru en un an, parce que la vie a repris son cours. Je travaille, j’ai de nouveaux projets. D’un autre côté, je réalise que ma vie ne sera plus jamais la même. J’avais l’espoir au début que je redeviendrais le même, mais en fait ce n’est pas possible. Je suis marqué, j’ai perdu une partie de mon innocence là-bas. J’ai perdu aussi une partie de mon caractère positif sur la vie, notre futur à tous. Quand on croit que c’est terminé, vous avez toujours des petites réminiscences. En ce moment, j’ai des petites angoisses qui m’empêchent de dormir correctement alors que pendant trois ou quatre mois je n’avais plus rien, et que je pensais même que c’était fini pour moi. Et finalement, ça peut encore continuer. Je prends les transports tous les jours, je n’ai aucun problème au travail, ça va beaucoup mieux, mais je sais qu’il y a une partie de moi que j’ai laissée là-bas et celle-là je ne la récupérerai jamais. J’ai fait beaucoup de progrès dans les six premiers mois, mais ensuite le processus de guérison est devenu plus long.
Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis le 13-Novembre ?
J’étais un jeune Parisien qui allait à un concert de rock et en trente secondes je me suis retrouvé sur une situation de guerre. Des réminiscences de ce qui s’est passé ce soir-là, des flash-back, une hyper-vigilance prononcée... Je vais regarder les gens comme s’ils étaient de potentiels terroristes, partout, dans le train, au cinéma… Mais aussi une grande soif de vivre, je vais à beaucoup de concerts, je fais énormément d’activités extérieures parce que j’en ressens le besoin. Mon optimisme je l’ai perdu, ce goût du débat public que j’avais, je l’ai un peu perdu. Le débat politique m’inquiète, mais je n’ai plus un quelconque intérêt pour lui. C’est lié au débat politique post-13-Novembre, post-14-Juillet, la façon dont on joue avec les peurs des gens.
Le débat post-13-Novembre a freiné votre reconstruction ?
L’effet que le 13-Novembre a en général sur la vie politique, c’est tout le contraire de ce que je souhaite, de ce que les victimes souhaitent. On a l’impression de s’enfoncer dans une sorte de marasme où la seule réponse c’est toujours plus de haine et de privation de liberté. J’ai un peu l’impression que l’on renonce à nos valeurs. Quand on voit qu’après le 13-Novembre, la seule réponse de l’Etat ça a été la déchéance de nationalité, c’est dramatique. Parce que pour quelqu’un qui a vécu l’attentat et a vu ces gens-là, il sait très bien que la déchéance de nationalité n’a aucun impact ni aucune valeur symbolique pour eux. Egalement pour l’aide aux victimes, on fait beaucoup d’affichage, mais au final, il y a peu de choses concrètement qui évoluent. Il y a une sorte de lassitude d’être un peu usé et utilisé de ce qu’on a vécu pour pas grand-chose.
Comment abordez-vous l’avenir ?
Je vais me marier, ce n’est pas quelque chose que j’aurais fait si facilement avant. Me projeter plus loin, c’est déjà plus compliqué. Est-ce que j’ai envie d’avoir des enfants dans cette société-là, dans cette ville-là ? Je ne sais pas. Mais j’ai un espoir que ma vie serve à quelque chose et ma vraie volonté est de ne pas oublier le 13-Novembre. Donc via l’association, je veux faire quelque chose avec l’aide des autres. Avec des personnages emblématiques comme Georges Saline, le président de l’association, on veut que ça reste un marqueur dans la société, que les gens n’oublient pas et qu’ils se disent qu’il y a eu un après-13-Novembre. Pour ça, on va se battre et ça fait partie de mes projets aussi. Peut-être que je n’ai pas aidé autant que j’aurais voulu ce soir-là, donc maintenant je vais essayer qu’on fasse quelque chose de ça, même si pour l’instant ce n’est pas gagné. Un autre regret que j’ai, c’est de ne pas avoir su mieux détailler les terroristes aux policiers. Ce sont des choses qui me travaillent. Tout ça ne réparera pas le 13-Novembre, mais au moins ça aidera peut-être quelques personnes.
« Je me sens chanceuse »
Attablée le soir du 13 novembre 2015 sur la terrasse du bar Le Carillon, à Paris dans le Xe arrondissement, Bahareh Akrami, alors enceinte, a miraculeusement échappé aux balles des terroristes. Elle, son conjoint et les amis qui les accompagnaient s’en sont sortis sans une égratignure. Pour cette jeune femme de 33 ans, la vie n’a pas réellement changé depuis les attentats. Elle se sent néanmoins concernée.
RFI : Comment allez-vous un an après le 13 novembre 2015 ?
Bahareh Akrami : Ça va bien, normal, rien de plus et rien de moins. Je ne pense pas être une victime, je suis vivante et les gens qui étaient avec moi sont vivants et n’ont pas été blessés. Je me sens chanceuse. Depuis que c’est arrivé, ma vie n’a pas vraiment changé. J’ai déjà pensé que ces choses-là pouvaient arriver, des attentats il y en a dans le monde, ok il n’y avait pas eu cela à Paris, mais il n’y a pas un avant et un après. Par contre, je pense que cela va arriver encore, comme beaucoup de Parisiens, je suis donc un peu plus alerte. Mais je continue à aller dans les bars, un peu moins parce que j’ai accouché depuis. Je continue à aller au resto, à sortir et voir mes amis.
Vous n’avez pas ressenti de choc psychologique particulier ?
Je suis allée une fois voir un psychiatre, juste pour rassurer mes proches, mais je n’ai pas de traumatisme, je ne fais pas de cauchemar, je ne revois pas des images de la scène. Je suis retournée récemment au Carillon avec ma fille et mon conjoint et une amie. Je me suis posée en terrasse et je ne me suis pas sentie mal. Juste quand je suis rentrée à l’intérieur, ça faisait un peu bizarre. Je n’y pense pas plus que les gens qui n’y étaient pas en fait. Personnellement, ça n’a pas plus changé ma vie.
Comment vous sentez-vous concernée par ce que vous avez vécu ?
Je voulais participer à la mission du 13-Novembre, une étude lancée, je crois, par le CNRS, conjointement avec d’autres centres de recherche. C’est un travail de mémoire qui va être mené sur 1 000 personnes suivies pendant dix ans pour voir ce que devient la mémoire suite à un événement comme celui-là. Je ne sais pas si c’est encore possible d’y participer, mais cela m’intéresse, si ce témoignage peut servir pour de la recherche, c’est important. Je ne veux pas être collée à cet événement-là, mais cette étude peut aider les générations futures à comprendre. Les réponses, on ne va pas les trouver du jour au lendemain, il va falloir du temps et ce genre d’étude permet de prendre le temps. Il faut arrêter d’essayer de trouver des réponses rapides et simples à un problème qui est quand même plus complexe.
A (RE)ECOUTER → A chaque témoin, son 13-Novembre