Quelle est aujourd’hui la politique de France Médias Monde quant à la préparation des journalistes qui partent couvrir des zones difficiles ?
Marie-Christine Saragosse : Les questions liées à la sécurité des équipes sur le terrain ont toujours été au centre des préoccupations de nos médias internationaux. Mais le monde a changé et le statut des journalistes aussi : de témoins protégés par leurs brassards de presse, ils sont devenus des cibles en même temps que se multipliaient les zones et les types de risques (les cyberattaques ou les risques liés à l’utilisation des outils numériques, par exemple).
Face à ces risques qui évoluent sans cesse, France Médias Monde a mis en œuvre un dispositif de prévention et d’encadrement des risques qui s’applique à ses trois médias (RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya). Ce dispositif, qui associe toujours l’encadrement éditorial, passe d’abord par une information régulière et par la formation, avec la création en 2014 d’un stage dédié à l’exercice du reportage en zone dangereuse. 123 collaborateurs du groupe (grands reporters, envoyés spéciaux permanents, correspondants pigistes, techniciens de reportage…) ont à ce jour suivi ce stage, ouvert aux autres médias français, dont plusieurs nous ont déjà rejoints.
Nous avons également adopté une organisation liée à la sûreté éditoriale, avec des procédures de sauvegarde éprouvées et sans cesse adaptées, qui s’appuie sur une cartographie des risques régulièrement mise à jour, définissant les procédures de départ à mettre en œuvre en fonction du niveau de dangerosité. Ce document est la garantie d’une compréhension et d’une approche communes de ces zones. La mise en place de ces procédures est supervisée par un responsable de l’évaluation et de la prévention des risques liés à l’activité éditoriale, dont j’ai créé le poste début 2015, pour offrir une expertise sécurité dédiée en appui des rédactions. Chaque mission dans une zone dangereuse doit ainsi respecter un cycle opérationnel qui repose d’abord sur une phase préparatoire définissant précisément la faisabilité et le plan de sûreté, puis un suivi continu de la mission proprement dite sur le terrain avec un arrimage permanent, et enfin un suivi du retour de mission qui permet aussi de capitaliser sur l’expérience acquise par les équipes.
Comment les assassinats de Ghislaine Dupont et Claude Verlon ont fait évoluer cette politique ?
Je tiens tout d’abord à préciser que Ghislaine et Claude étaient deux professionnels aguerris qui étaient partis au Nord-Mali, avec les précautions requises, pour donner la parole aux Maliens avant un scrutin majeur dans le pays. Comme je le disais, la sécurité des équipes a toujours été une priorité dans nos médias. RFI avait déjà perdu des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions par le passé, je pense notamment à l’assassinat de Jean Hélène en Côte d’Ivoire ou à Johanne Sutton qui a perdu la vie sur un terrain de guerre en Afghanistan. On constate, hélas, que les terrains difficiles se multiplient, tout comme les professionnels de l’information font face à une recrudescence des risques partout dans le monde. Face à ce constat, nous avons donc créé ce stage, conçu par des journalistes pour des journalistes, en plus des formations qui existaient déjà, et qui couvre un large champ de sujets, notamment l’approche psychologique des situations dangereuses. La création du poste de responsable de l’évaluation et de la prévention des risques a aussi permis la formalisation de procédures unifiées à l’échelle du groupe, tout comme la formalisation de la cartographie des risques, actualisée en permanence, pour appréhender et préparer les missions.
Les pigistes sont souvent plus exposés que les journalistes envoyés par des rédactions. Est-ce que France Médias Monde prend des dispositions particulières pour les journalistes indépendants ?
Les journalistes indépendants exposés, amenés à travailler pour nos médias, sont soumis à la même organisation en termes de sûreté et aux mêmes procédures. Ils ont également accès au stage à l’exercice du reportage en zone dangereuse. A ce jour, sur nos 78 correspondants réguliers concernés par ce type d’activité journalistique, 30 ont déjà bénéficié de cette formation spécifique, et 10 autres sont planifiés d’ici à la fin de l’année. Un suivi particulier est assuré pour celles et ceux qui sont installés dans les zones les plus difficiles. Ils bénéficient également d’une aide renforcée en matière d’équipements adaptés (protections balistiques, moyens de géolocalisation, audit de leurs conditions de travail…)
Refusez-vous de couvrir certaines zones ? Et des zones pour lesquelles vous ne prenez plus de piges, pour éviter d’exposer les pigistes ?
Certaines zones peuvent parfois faire l’objet d’une mesure d’interdiction, au moins ponctuelle, de couverture pour nos équipes (titulaires ou pigistes), en raison bien sûr d’un risque parfaitement avéré, ou même d’une compréhension partielle de la situation sur le terrain, ou d’une identification difficile d’interlocuteurs valables sur place. Quand elle doit être prise, cette décision est toujours le fruit d’une concertation des directeurs des médias, du responsable de l’évaluation et de la prévention des risques liés à l’activité éditoriale, et de moi-même qui assume la responsabilité de la décision.
Le plus souvent l’organisation très rigoureuse mise en place à France Médias Monde permet aux journalistes de continuer à exercer leur métier et de poursuivre leur mission d’informer. Nous ne commandons ou n’acceptons par ailleurs aucun travail de pigistes indépendants qui proposeraient des sujets dans des zones à risques où, pour des raisons de sécurité, nous n’engagerions pas nos propres équipes. Il s’agit d’un principe moral destiné à éviter à de jeunes journalistes non arrimés de mettre en péril leur vie. Aucun reportage ne vaut une vie, mais le risque zéro n’existe pas, même à Paris. Par toutes les procédures que nous avons mises en place, l’enjeu aujourd’hui consiste à repousser le risque le plus loin possible pour permettre à nos journalistes de faire leur métier et de refuser la multiplication des zones de non-information qui sont synonymes de zones de non-droit et de terreur. C’est un enjeu démocratique.