Affaire Taubira: où sont passés nos intellectuels ?

Depuis l'affaire Dreyfus, Les intellectuels français se sont imposés en tant que consciences morales de leur pays. Or face aux slogans des racistes de l’extrême-droite traitant la ministre de la Justice Christiane Taubira de « macaque » et de « guenon », ils sont demeurés étrangement silencieux. Où sont passés  les Bernard Henry-Lévy, les André Glucksman, les Françoise Héritier, d'habitude de tous les combats contre l'injustice ?

« Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane » : une nouvelle étape dans l’abjection a été atteinte cette semaine avec cette Une honteuse de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute qui a fait sienne les attaques racistes dont la ministre française de la Justice est victime depuis plusieurs semaines.

A 61 ans, Christiane Taubira est l’une des ministres phares du gouvernement français. D’origine guyanaise et candidate à la présidentielle en 2002, elle est à la tête d’un ministère régalien. Les réformes pénales qu’elle veut mettre en place, tout comme le projet de loi relatif au mariage pour tous qu’elle a porté, ont fait d’elle la cible privilégiée de l’opposition de droite. A la Chambre des députés comme dans la rue, Christiane Taubira est la ministre la plus conspuée du gouvernement. Mais les injures à caractère raciste visant sa personne ont commencé cet été lors des manifestations contre le mariage gay.

Régression ?

La ministre a été traitée de « macaque », de « gorille ». Les catholiques intégristes de l’Institut Civitas ont brillé en criant sous les fenêtres du ministère de la Justice leur slogan favori : « Y a bon Banania, y a pas bon Taubira. » Les réseaux sociaux n’ont pas été en reste et en mai, on a pu y voir une affiche montrant Mme Taubira sous les traits du King Kong ! « Je préfère la voir dans un arbre après les branches que la voir comme ça au gouvernement », disait il y a quelques mois une candidate du Front national aux prochaines municipales, à des journalistes de la télé nationale venus l’interviewer. La candidate du parti d'extrême droite montrait fièrement à l’écran le photomontage qu’elle avait fait sur sa page Facebook, comparant la ministre à une guenon. Anne-Sophie Leclère a depuis été suspendue du FN, mais le message est passé comme quoi on pouvait impunément insulter un ministre de la République, puisqu’il n’y a pas eu de rappel à l’ordre par les autorités politiques. Ni, d’ailleurs, par les intellectuels qui s’étaient émus avec autrement plus de véhémence en 1988, lors du jeu de mot ignoble sur « Durafour-crématoire » par le fondateur du FN Jean-Marie Le Pen !

Même les enfants s’y sont mis, comme la ministre a pu s’en rendre compte à ses dépens lors d’un déplacement à Angers. Les téléspectateurs ont pu ainsi voir, lors d’une manifestation récente contre le mariage gay, une jeune adolescente exhibant une peau de banane, avant de se mettre à scander en chœur avec d’autres gamins : « La guenon, mange ta banane ! »

Analysant ces insultes racistes dont la ministre est victime, les observateurs parlent de régression. Intrerrogé par le journal Le Monde, l’historien Pap Ndiaye attire l’attention sur le retour d’un « racisme biologique, fortement racialisé, avec des références animalières banales à l’époque coloniale ». « Elles sont scandaleuses et relèvent d’un registre qui semblait avoir disparu après la seconde guerre mondiale et la décolonisation », poursuit l’auteur de La Condition noire (Calmann-Lévy).

Brodant sur le thème de la régression dans un entretien publié dans Libération, Pascal Blanchard, fin observateur de l’évolution des relations majorité-minorités dans la société française, explique que « ceux qui profèrent des propos racistes à l’encontre de Christiane Taubira lui reprochent d’être illégitime à son poste, non pas pour des questions de compétence, mais au nom de sa « race » qui serait inférieure et ne pourrait participer à la société politique. C’est un racisme pur et dur, un racisme de peau, qui fait penser à l’Amérique des années 1930 ou à la France coloniale. » 

Responsabilité

Comment expliquer ce retour d'un racisme atavique ? Revenant sur les évènements des dernières semaines dans un entretien qu’elle a accordé à Libération (05 novembre), la ministre parle d’« un long glissement », de la « droitisation qui ferait sauter les interdits dans l’opinion », de la « banalisation du Front national ». « Ce ne sont pas des dérapages, qui sont des inattentions, c’est infiniment plus grave, poursuit la garde des sceaux. Il s’agit très clairement d’inhibitions qui disparaissent, de digues qui tombent. »

Beaucoup situent cette désinhibition de la parole publique pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, avec notamment les débats que celui-ci avait impulsés sur l’immigration et l’identité nationale, rapprochant les deux enjeux, et prêtant du coup le flanc aux accusations d'instrumentalisation du sentiment de xénophobie qui s'accentue en temps de crise. Les intellectuels pointent du doigt le discours de Grenoble prononcé par l’ancien président pendant l'été 2010 banalisant les propos racistes qui, jusque-là, étaient relégués aux stades de foot et autres endroits obscurs de la République. « Des intellectuels tiennent des propos islamophobes, des magazines font des unes du même acabit, pourquoi le citoyen lambda n’aurait pas le droit lui aussi de tenir de tels propos », s’interroge Pascal Blanchard.

Pap Ndiaye, pour sa part, renvoie dos-à-dos la gauche et la droite, pointant du doigt la prise de parole tardive par le président de la République alors que sa ministre de la Justice était insultée. Certes, depuis, le président François Hollande a « appelé à la plus grande fermeté et à la plus grande vigilance » face au racisme, comme l’a rappelé la porte-parole du gouvernement à la sortie du conseil des ministres du 7 novembre. Il n’en reste pas moins que « la gauche n’ose plus prendre la parole et agir sur ces questions », comme déclare Pap Ndiaye. « Depuis des années, explique l’historien, ceux qui s’obstinent à dénoncer le racisme sont vilipendés, ringardisés, renvoyés au "politiquement correct", un terme inventé par les conservateurs américains pour disqualifier les défenseurs des minorités ».

Réactions

On peut se demander si c’est toujours la peur d’être taxé de « politiquement correct » qui empêche la société civile française de voler au secours de la garde des Sceaux. Dans son entretien à Libération, celle-ci s’étonne qu’« il n’y a pas eu de belle et haute voix qui se soit levée » pour dénoncer les attaques racistes dont elle a été victime et surtout « pour alerter sur la dérive de la société française ».

« Il y a trente ans, se souvient Patrick Lozès, fondateur et ancien président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), on pouvait réunir des gens de droite comme de gauche pour mener le combat contre le racisme.» Et d’ajouter : « Je ne suis pas sûr aujourd’hui qu’on réunirait les mêmes personnes. » L’appel lancé par la députée communiste Marie-Georges Buffet sur sa page Facebook va dans le même sens. Celle-ci interpelle les hommes et femmes de gauche sur leur silence, et s’étonne à son tour que dans le pays de Zola et des droits des êtres humains qu’il n’y ait pas de manifestation et de mobilisation, alors que la garde des sceaux se fait traiter de « guenon ».

Un appel à la manifestation a bien été lancé, notamment par le directeur de Médiapart Edwy Plenel. Sur le site de son journal, cet admirateur d’Aimé Césaire et d’Edouard Glissant appelle les Français à marcher le 3 décembre prochain, de Bastille à la République, « pour l’égalité et contre le racisme ». Des écrivains (Christine Angot, Yann Moix, Léonora Miano, Virginie Despentes), des musiciens (Titi Robin), des « street artists  » (C215), ont pris qui leur plume, qui leur guitare, qui leur pinceau, pour apporter leur soutien à la ministre humiliée. Mais jusqu'ici, les intellectuels célèbres, comme André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy ou Françoise Héritier, grandes consciences morales de ce pays des Lumières, qui s’émeuvaient hier encore de « la lepénisation des esprits », sont restés silencieux. 


Trois questions à Boniface Mongo-Mboussa

Boniface Mongo-Mboussa est critique littéraire et l’auteur de Désir d’Afrique (Continents noirs, Gallimard), qui est un recueil de textes et d’entretiens sur la littérature d’Afrique noire.

RFI: Bonjour, Boniface Mongo-Mboussa. Dans son entretien dans Libération, Christiane Taubira s’étonne qu’il n’y ait pas eu de « belle et haute voix » pour dénoncer les attaques racistes contre elle. Que vous inspire le silence des intellectuels français dans cette affaire ?

Boniface Mongo-Mboussa: Ce silence est révélateur du statut des Noirs dans ce pays. Les intellectuels français s’entendent à merveille avec les Noirs qui dansent, les Noirs qui font la bamboula ou qui jouent au football. Les Noirs sont des grands enfants qu’il faut protéger ! Mais si vous faites partie de ces Noirs qui se paient le luxe d’avoir une autonomie de pensée, on vous le fera toujours payer d’une manière ou d’une autre. Alors, vous comprenez, quand on s’appelle Christiane Taubira, cette personnalité brillante, compétente et locataire d'un grand ministère régalien, les intellectuels ont du mal à mobiliser pour vous.

Ces attaques racistes contre une ministre issue de la diversité signifient-elles qu’on n’est pas près de voir émerger un Obama à la Française ?

Nous avons la mémoire courte. Après la guerre, la France a eu des ministres noirs. Félix-Houphouët Boigny était même ministre d’Etat. A l’époque de la présidence de De Gaulle, le président du Sénat était un certain Gaston Monnerville, lui aussi Guyanais comme l’actuelle ministre de la Justice. En tant que 2ème personnage de l’Etat, ce Guyanais aurait pu devenir président en cas de vacance de pouvoir. Les controverses que suscite aujourd’hui la présence d’une ministre noire à Place Vendôme représentent un recul, une véritable régression.

Les attaques racistes sont monnaie courante aux Etats-Unis. Le président Obama et son épouse ont souvent été représentés sous les traits animaliers. Comment se défendent-ils contre ces attaques ignobles ?

Les Etats-Unis ont la chance d’avoir cette belle et puissante institution qui est la NAACP, sigle pour la « National Association for the Advancement of Colored People». Elle prend systématiquement la défense des victimes des attaques racistes et n’hésite pas à traîner les agresseurs devant les tribunaux. Quand les Noirs de France ont créé une institution similaire (le Cran), on les a accusés de faire du communautarisme. Mais vu que la République tarde souvent à faire respecter les valeurs universelles, les victimes sont toujours lésées.

T.C.

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