RFI : Il est impossible de gagner le Tour sans se doper, a déclaré Lance Armstrong dans les colonnes du journal Le Monde. Partagez-vous son analyse ?
Jean-François Toussaint : Je pense qu’il l’a précisé : dans les années qui le concernaient, et sur ce que l’on peut constater des performances entre les années 1990 et 2000, on a effectivement, chaque année, jusqu’au cinquième coureur à l’arrivée sur les Champs, qui a été pris dans les affaires de dopage. Donc on voit que cette affirmation, et Lance Armstrong en est un grand spécialiste, recouvre une réalité. Maintenant, depuis 2010, il semble qu’un mouvement commence à naître avec une diminution très nette des performances. La vitesse est passée de 42 km/h à 39 km/h. On voit qu’un certain nombre d’athlètes ne représentent plus le profil des grandes années de l’EPO illustrées par Lance Armstrong.
Cela veut-il dire que sur les cinq premiers, cette année, on peut affirmer qu’aucun ne sera dopé ?
Non, bien entendu, on ne peut rien affirmer. On l’a vu encore sur le Giro (le Tour d'Italie, NDLR) récemment. Des affaires, il y en aura encore. Les contrôles augmentent dans leur qualité, dans leur ciblage. Petit à petit, on voit apparaître les réseaux, et surtout l’organisation de ces réseaux, qui sont peu à peu démantelés. Mais d’autres réseaux progressent, d’autres apparaissent, et il n’est pas possible de dire par anticipation ce que seront les conditions les plus propres. Par contre, ce que l’on voit, c’est qu'un mouvement est clairement en cours et qu’un grand nombre d’acteurs, petit à petit, s’engagent dans ce domaine.
S’il paraît impossible de gagner le Tour sans avoir recours à des substances permettant au corps de se surpasser, est-ce qu’il est possible de faire le Tour, en tout cas à ces vitesses-là, sans se doper ?
A 39 km/h, c’est probable. On parle d'un Tour de 3 400 kilomètres environ, qui va globalement durer à peu près 86 heures de temps sur le selle pour le premier coureur, C'est tout à fait réalisable pour un tout petit nombre de très grands athlètes.
Si l’on exclut le dopage physiologiquement, qu’est-ce qui différencie un coureur des débuts du Tour à un coureur d’aujourd’hui ?
Sur les débuts en 1903, et globalement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Tours étaient beaucoup plus longs. Ça allait jusqu’à 5 800 kilomètres en 1926. Finalement, le temps d’effort total était de 240 heures. C’était trois fois plus long que maintenant. Mais surtout, l’organisation des étapes était différente, on n’avait pas le suivi de quatre heures désormais très orienté pour le spectacle, très orienté pour la télévision et pour pouvoir avoir un suivi de cette histoire chaque jour. A l’époque, on avait des étapes dans lesquelles on se donnait finalement rendez-vous pour aboutir à des efforts extrêmement longs, sur des vélos beaucoup plus lourds, entre 25 et 30 kg, et sans dérailleur pour les toutes premières épreuves. Donc, on voit bien que la dépense énergétique était encore beaucoup plus importante à l’époque qu’elle ne l’est maintenant.
Le matériel a changé. Le corps aussi ?
Le corps a un peu changé : les athlètes sont plus grands, mieux préparés. Mais bien entendu, depuis les années 1960, des molécules très actives sont arrivées. Et cette partie-là sur le dopage a été considérablement renforcée à partir des années 1993, autour notamment des transporteurs de l’oxygène que sont l’EPO et tous ses dérivés.
Diriez-vous que le cyclisme est l’un des sports les plus exigeants pour un athlète ?
C’est un sport très exigeant, mais tous le deviennent maintenant. Le très haut niveau mondial requiert de la part de tous les athlètes, que ce soit dans le marathon, les courses de sprint, les sauts, la natation, les sports collectifs, des doses d’entraînement et des exigences extrêmement élevées, qui poussent le corps à ses limites.
Revenons au dopage. Que ce soit dans le cyclisme ou dans tout autre sport, les soupçons ont commencé au regard de performances qui paraissaient suspectes, notamment dans l’athlétisme. Certains records ne sont même plus égalés. Quelle est, selon vous, l’ampleur du phénomène du dopage ?
Il a été extrêmement important dans les années 1960, 1970, 1980, d’un côté dans le bloc de l’Est, auquel répondaient des athlètes du bloc de l’Ouest et notamment des Nord-Américains, qui n’étaient pas dans un dopage d’Etat mais dans un dopage couvert par les institutions. Sur l'avancée que l'on connait maintenant, toute une série d’autres réseaux apparaissent dans le monde entier. L’ensemble de ces effets sont, je dirais, internationalement ouverts à tous, puisqu’on peut désormais commander des doses sur Internet, et donc, par ce biais-là, passer au travers de quantités de mailles de filets ; ceux des douanes, de la police ou de la gendarmerie en France, avec des accès qui deviennent extrêmement problématiques, y compris dans les courses amateurs, y compris dans les courses de jeunes.
Cela veut-il dire que les contrôles sont inefficaces ? On entend souvent dire que les technologies liées au dopage ont toujours une longueur d’avance sur les techniques de dépistage.
Oui, c’est une course de gendarmes et de voleurs. Dans ce rythme très compréhensible et modélisable que sont finalement les relations proie-prédateur, on va avoir à chaque fois une adaptation de l’un par rapport à l’avancée de l’autre. Et ce dialogue constant fait que sur un domaine comme celui-là, qui n’a pas été inventé dans les années 1990 mais remonte finalement à l’essence de l’homme souhaitant avoir les moyens de repousser ses limites, il s'agit d'une course continuelle. Donc, dans ce domaine-là, si le progrès peut être attendu, c’est essentiellement dans le ciblage. Comme le disait le directeur de l’Agence mondiale antidopage, dans les années 2010-2011, on était encore sur une version tout à fait « pathétique » à ce sujet -c’était lui qui employait ce mot-. Progressivement, on voit avec l’affaire Puerto, on voit avec l’affaire Armstrong, que ces réalisations finissent par atteindre leur objectif. Petit à petit, on arrive à remonter un certain nombre de réseaux. Mais l’affaire Puerto a montré qu’il en restait encore beaucoup et qu'il est nécessaire d'aller les chercher.