Gilles Jacob : «La Règle du jeu est le plus beau film français»

Il fait fantasmer le monde du cinéma depuis des décennies. Gilles Jacob incarne « l’âme de la Croisette ». Délégué général depuis 1977, Jacob est devenu en 2001 le président du plus grand Festival de cinéma du monde. À la veille du coup d’envoi du 66e Festival de Cannes, il a publié chez Flammarion Les pas perdus, « 60 ans de petites bribes de la vie quotidienne qui résume un peu notre histoire collective ». Jacob, 83 ans en juin, quittera la présidence du prestigieux Festival de cinéma de Cannes en 2015, après un dernier mandat de trois ans renouvelé en 2011. Entretien avec le cinéphile, mais aussi l’écrivain.

Chacune de vos bribes commence par la formule « Je me souviens ». Est-ce que c’est un livre nostalgique ?

Non je ne pense pas. Je ne suis pas du tout tourné vers le passé. C’est amusant le dispositif de remonter des souvenirs de toute sorte parce qu’on se souvient plus facilement des choses malheureuses que des choses heureuses. Mais là c’est aussi bien des petits bouts d’actualité, une chanson, un jeu enfantin. Des choses de la famille et de la vie de tous les jours et aussi évidemment, des rencontres avec des grands écrivains, des rencontres éventuellement avec des cinéastes, des livres, des films, de la musique, des chansons. Une sorte de succession de petits haïkus où j’essaye de manière très concise de faire remonter les souvenirs de toutes les générations.

Mais comment avez-vous procédé ? Vous vous êtes mis devant votre ordinateur ou devant votre machine à écrire, et vous vous êtes dit on va essayer de rassembler ces souvenirs ou bien vous avez comme ça picoré au hasard des rencontres ce qui vous remontait tout simplement à l’esprit ?
 
Les deux parce qu’en fait, on se met à sa table et cela ne vient pas forcément, vous l’imaginez bien. Donc c’est beaucoup par associations d’idées, que j’ai repris du reste dans le livre…

Il y a des paragraphes qui se répondent…

Il y a toute une construction. En fait, une fois que tous les souvenirs sont remontés, après il faut les assembler un peu comme un film de montage. C’est ce travail-là qui est très amusant également.

Vous racontez dans le livre que vous avez souffert de graves trous de mémoire à certains moments. Vous vouliez un peu coucher sur le papier des choses essentielles, des choses plus futiles peut-être aussi pour pouvoir vous y raccrochez ?
 
Tout à fait. C’est une manière aussi de poser les bases de cette mémoire fuyante, puis qui revient au moment où on s’y attend le moins. Très souvent, vous avez des souvenirs dans la nuit et là, si vous ne notez pas, vous le perdez. Donc évidemment cela vous fait des nuits courtes. Il faut allumer, il faut noter. On ne se rendort pas. Mais ça, c’est le lot de l’écrivain.

Vous êtes un homme de la nuit ?
 
Je suis un homme d’une grosse nuit, je suis grand dormeur. C’est douloureux, mais il faut le faire.

On apprend aussi dans le livre que vous avez participé à La tête et les jambes [un jeu télévisé français diffusé à partir du 20 octobre 1960 sur la RTF, ndlr] ?
 
C’est vrai.

Vous étiez la tête ou les jambes ?

[Rires] La tête parce que les jambes, c’était un sportif qui montait à la corde sans les jambes justement. Et chaque fois que je me trompais, le jeu l’obligeait à redescendre… alors les gens sifflaient, me huaient parce que je le faisais souffrir.

Les jeux télévisés, visiblement vous aimez ça. Vous en parlez à plusieurs reprises dans le livre, par exemple aussi de Qui veut gagner des millions ?
 
Ça m’amuse beaucoup les jeux télévisés pour deux raisons. D’abord parce que ça intéresse tout le monde. Deuxièmement, parce que mon ami Claude Chabrol, lui, passait des après-midi entières le dos à son jardin, sans le regarder, à regarder la télévision et de préférence les émissions les plus bêtes possible. Ça le faisait jouir.
 
Et ça lui faisait aussi apprendre des choses sur la société, sur la vie en fait ?

Absolument, qu’il utilisait ensuite dans ses films qui étaient des satires.

Le billard de votre enfance figure aussi dans les souvenirs que vous partagez dans ce livre. Le billard, un jeu que vous décrivez comme profondément érotique ?

J’ai connu le billard très jeune parce que dans un hôtel où on était qui avait été en fait réquisitionné pendant la guerre par l’armée italienne et où nous habitions presque clandestinement, il y avait un billard. J’avais 8 ans et mon frère en avait 10 et on voulait aller jouer au billard. Et la personne qui s’en occupait avait peur qu’on troue le billard. Il y a d’ailleurs un titre célèbre Le premier accroc coûte 200 francs d’Elsa Triolet. C’était des francs à l’époque. J’ai des souvenirs comme ça de guerre. Et c’est vrai que la bille, l’entrechoquement, l’ivoire, les sons, c’est érotique. Absolument.

Parmi vos condisciples au lycée Louis-le-Grand à Paris, il y a Bertrand Poirot-Delpech et aussi Claude Chabrol. Vous avez fait quand même les 400 coups avec lui ?

On a fait les 400 coups et on croit toujours que Chabrol était spécialiste du cinéma, mais à l’époque, il était spécialiste du roman noir américain. Il connaissait tout ça par cœur et il nous racontait ça génialement parce que c’était un conteur prodigieux.

D’ailleurs vous-même, vous nous racontez beaucoup de petites anecdotes à travers ces souvenirs, et notamment un bal masqué avec Chabrol qui ne s’est pas très bien terminé ?

Non parce qu’on a voulu faire une farce à des amis et on est allé au bal masqué déguisé en cambrioleur. On est passés par une gouttière, par la fenêtre. On avait des pistolets d’enfants. Et on nous a tellement pris au sérieux que j’ai reçu une bouteille de Coca-Cola sur la tête. On a voulu m’assommer pour me maîtriser. Donc j’en ai gardé une petite cicatrice et une grande humilité.

Parmi les objets de votre petit musée à vous, votre première machine à écrire. Il y avait un vrai plaisir  que vous aviez à taper sur ces touches ?

En fait j’ai connu toutes sortes de machines à écrire au fil des créations, mais celle-là j’avais une tendresse. Je vois encore sa toile cirée grise qu’on remettait soigneusement pour éviter la poussière de se faufiler dans les touches. Sentimentalement cette image-là m’est restée plus que des IBM à boule qui crépitait ou d’autres machines : j’ai eu des Underground, etc.…

Et l’écrivain Gilles Jacob aujourd’hui ?

L’écrivain, il écrit à la main, au crayon à vrai dire. Ensuite il tape sur l’ordinateur parce que l’ordinateur a un avantage énorme, c’est que vous pouvez avoir des repentirs. Moi je suis tellement maniaque que quand j’écris une page à la main, si à l’avant-dernière ligne il y a une faute, je recopie toute la page. Ça prend du temps.

Vous n’êtes pas du genre à raturer. Vous aimez ce qui est propre ?

Exactement. Et donc l’ordinateur, pour ça c’est une merveille.

La première fois qu’on a pu lire une critique de cinéma sur la plume de Gilles Jacob, c’était La Règle du jeu de Jean Renoir. Si de nouveau, on vous demandait de faire la critique de ce film, qu’est-ce que vous me diriez ?
 
Je n’aurai pas tellement de mal parce que c’est un film que je vois environ tous les ans. Pour moi, c’est un des plus beaux films, peut-être le plus beau de toute l’histoire du cinéma français. Et je parle sérieusement. C’était déjà à l’époque une énorme satire et un portrait de la société française qui se passait à la fois chez les maîtres et chez les domestiques, un peu dans la grande tradition de Marivaux par exemple. Jean Renoir, c’est l’esprit français et il y avait évidemment un talent cinématographique des acteurs. On entendait tout à l’heure Marcel Dalio dans une scène célèbre. Mais il y en a d’autres, il y a Julien Carette, Jean Renoir lui-même. C’est toujours très attendrissant et émouvant d’entendre cela parce qu’on a beau le revoir, on découvre toujours quelque chose. C’est le propre des grands films.

 

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