Réussir à rencontrer les Femen exige de se plier à un sinueux protocole fait de rendez-vous ratés, de courriels obscurs et de coups de fil dans le vide. Mais à la journaliste accrocheuse, rien d’impossible. Les voilà donc ou plutôt la voilà, Inna leur chef, qu’on attend depuis deux bonnes heures. Raté, la belle blonde qui avait complètement oublié notre rencart - I’m so sorry - court déjà vers un taxi. Demain donc, sera le bon jour, promis, juré, dit-elle en vérifiant son portable dont la messagerie explose. Une journée ordinaire dans la vie trépidante que mène Inna Shevchenko, la chef du groupe d’activistes Femen.
La jeune Ukrainienne, elle n’a que 22 ans, est arrivée en France il y a à peine six mois. Ou plus exactement Inna Shevchenko s’est enfuie d’Ukraine avec la police aux trousses. Quelques membres de Femen ont déjà connu les geôles ukrainiennes et Inna, passeport en poche, saute par la fenêtre de son appartement en cette fin d’été 2012, direction Paris.
Combattantes
Dès le mois de septembre 2012, un centre d’entraînement destiné aux militantes de Femen est ouvert à Paris, au Lavoir moderne, un théâtre du XVIIIe arrondissement qui est devenu leur base. Toutes les semaines elles sont entre dix et vingt à se préparer « physiquement et intellectuellement » à leurs actions. Car on pourra dire tout ce qu’on veut, aller défiler en pleine rue à moitié nue, demande une dose certaine de cran. Et faire face aux coups des forces de l’ordre ou des opposants les plus radicaux au mariage pour tous, exige une bonne technique d’esquive…
Et justement, ce samedi c’est jour d’entraînement pour une douzaine de Femen parisiennes… La salle est spartiate, le chauffage absent mais l’intensité de la séance fait vite monter la température. C’est le prix à payer pour être « affûtée » physiquement. « Une nécessité, explique Marguerite, une étudiante de 22 ans, quand on se retrouve face à des policiers suréquipés ou à des services d’ordre qui n’hésitent pas à cogner, il s’agit pour nous alors de résister, d’éviter les coups et pour cela il faut être en forme et canaliser notre peur ».
On reproche volontiers aux Femen (cuisse, en latin) d’être provocatrices, d’outrepasser les limites. Pour Inna Shevchenko, ces accusations sont hors de propos. « Nous ne sommes pas politiques, dit-elle, nous enlevons les masques pour montrer ce qu’il y a derrière les puissants qui nous gouvernent ». Et toujours à propos de la nudité, elle reconnaît volontiers vouloir choquer et cela, « dès nos premières actions en Ukraine ». Cette nudité est pourtant ambiguë pour beaucoup. Pour elles, non, leur corps devient le temps d’une manifestation, « une bannière puisqu’elles y inscrivent leurs slogans ».
Trop belles et trop jeunes
On leur reproche d’être jeunes et belles, de ne pas avoir dans leurs rangs de filles moins avenantes ? Cela fait bondir Marguerite qui renvoie aussitôt la balle dans le camp des médias : « Mais ce sont eux qui choisissent de photographier celles qui correspondent à ces critères. Lors de notre action contre Civitas, par exemple, il y avait des filles plus rondes et moins jeunes, mais on ne les a pas vues sur les photos… ». « C’est vrai nous sommes torse nu, mais notre attitude est celle de combattantes, notre corps ne s’offre pas, il est une arme de lutte, bien loin du corps sensuel qui s’étale partout et c’est cela qui dérange », ajoute-t-elle.
Ce féminisme venu d’ailleurs vient bousculer les usages du genre en France et rien ne semble annoncer une jonction entre les différents mouvements. Interrogée sur le sujet, Inna se contente de noter que les objectifs de tous les mouvements féministes sont au fond les mêmes et que seuls les moyens d’expression varient. Pour Osez le féminisme, « plus nous sommes nombreuses, mieux c'est », déclare sa porte-parole qui met en avant « de nombreuses convergences sur le fond et notamment sur la prostitution ». Quant à la forme que prend la lutte menée par Femen, Osez le féminisme reconnaît « s'interroger sur la pertinence de l'usage de la nudité ». En somme, que les féministes se situent davantage sur le terrain des idées ou sur celui des actions choc, toutes ont en commun de dénoncer les inégalités hommes-femmes, la précarité, la violence faite aux femmes, la prostitution...
Si l'association Femen a envoyé par-dessus les moulins certaines conventions, elle s’est néanmoins dotée d'une forme légale. Constituée en association 1901 dont Inna Shevchenko est la présidente, elle rassemble une cinquantaine de membres, parmi lesquels quelques hommes. En tout, une vingtaine de femmes participent aux actions de terrain menées en France mais aussi en Italie, en Allemagne, en Suisse à Davos et bientôt, assure Inna, en Tunisie où les contacts avec des féministes avancent bon train. Quand on vous dit qu’elles n’ont pas froid aux yeux…
Une de leurs dernières opérations, à Davos lors du Forum économique mondial, vaut encore une jambe douloureuse à Inna et l’étonne toujours par la disproportion de la réaction qu’elle a suscitée. « Imaginez, dit-elle, Davos où sont réunis les puissants de la planète, protégés par des tireurs d’élite postés sur les toits, des policiers, des militaires partout. Trois femmes à demi-nues déboulent dans la rue et c’est la panique ! De quoi peuvent-ils avoir peur ? Trois femmes ! ». L’interpellation sera musclée et cela n’avait pas lieu d’être, insiste Inna Shevchenko qui répète son leitmotiv : « Nous sommes agressives mais pas violentes ».
- Les éditions Calmann-Lévy publient ce mois-ciFemen par Galia Ackerman. Une histoire de ce mouvement féministe né en Ukraine.