L’œuvre des mers, un roman géant sur une « crotte de mouche »

C’est l’un des grands romans de la fin du 20e siècle, commencé en 1988, qui n’en finit pas de se poursuivre, pour arriver à un énorme volume de 950 pages. L’œuvre des mers est un monument de la littérature où Eugène Nicole nous raconte sa vie, depuis Saint-Pierre et Miquelon, son île natale, jusqu’à New York où il vit actuellement.

RFI : L’œuvre des mers, c’est un roman ou une vie ?

Eugène Nicole : C’est à la fois une vie, un roman et une œuvre. Dans ce sens que j’ai d’abord voulu présenter, au fond, un petit monde inconnu, en quoi cela diffère un peu de l’autobiographie classique, puisqu’à l’origine c’est un "nous", c’est une collectivité. Et puis, il est vrai qu’à partir de la fin du second volume, et surtout à partir du troisième tome - je devrais dire livre puisque tout cela est rassemblé en un seul volume aujourd’hui. A partir du moment où le narrateur quitte son monde, eh bien c’est le jeu qui s’affirme et à ce moment-là, cela devient plus ou moins chronologique.

RFI : Vous êtes né sur ce minuscule archipel, là commence votre voyage.  Il faut dire ce qu’est Saint-Pierre et Miquelon, parce que ce n’est pas connu du tout.
 
E.N. : Oui, ça étonnerait beaucoup les Saint-Pierrais que vous leur disiez cela, et ça m’aurait étonné beaucoup aussi, quand j’étais enfant, de penser que l’on était inconnu, que l’on était peu connu. Mais j’en fais l’expérience tous les jours. Tout récemment, quelqu’un vient de me demander de collaborer à une revue, qui fera un numéro spécial sur l’Outre-mer, en me disant… Et puis ce qui est intéressant surtout, c’est que vous êtes dans le Pacifique. Alors vous voyez…

RFI : Aïe !...
 
E.N. : Saint-Pierre et Miquelon est…

RFI : …dans l’Atlantique !
 

E.N. : C’est le seul territoire français de l’Atlantique Nord. C’est le plus ancien territoire français. Il a été – non pas découvert – mais enfin… visité par Jacques Cartier en 1535. Il est devenu français un petit peu par hasard, en ce sens que c’était de ces îlots sur lesquels on séchait la morue. C’était le seul intérêt, en somme, à l’origine de la chose. Et peu à peu, comme on avait construit des installations pour le séchage des morues, et l’hiver quelques personnes restaient pour surveiller ces choses-là. Voilà, cela a été l’origine du peuplement, qui a pris de très longues décennies. Et l’histoire a été très mouvementée, parce que les conflits entre la France et l’Angleterre faisaient qu’à chaque fois que la guerre était déclarée, et après les quelques mois après lesquels la nouvelle parvenait enfin à Terre-neuve, les Anglais venaient brûler Saint-Pierre, etc. Et cela, jusqu’en 1816 ; fin des guerres Napoléoniennes, retour des Colons qui avaient passé toutes les années des guerres de l’empire à attendre la fin de ces hostilités, et depuis 1816, ces deux îlots sont habités par une petite population de Français d’origine bretonne, basque et normande, six mille habitants. Et tout cela sur 242 kilomètres carrés.

RFI : Donc c’est minuscule. Or, vous en faites une épopée. Et parmi les souvenirs, il y a vos souvenirs. Il y a L’œuvre des mers, qui donne le titre à l’œuvre, votre roman, mais qui est aussi le nom du cinéma de l’île. Cinéma très important, parce que vous découvrez finalement, pour la première fois sur cet écran, les images de la France. Donc par le cinéma, le monde aussi arrive à Saint-Pierre et Miquelon.
 
E.N. : Oui, tout à fait. L’œuvre des mers c’était l’un des plus anciens bâtiments de Saint-Pierre. C’était un bâtiment paroissial qui abritait la salle de théâtre et la salle de cinéma. C’étaient les grands moments de notre existence qui se produisaient dans cette vieille salle voûtée. Là, nous avons vu des images du monde, sous la forme par exemple, des actualités Pathé, et qui présentaient d’ailleurs une France qui nous paraissait bien vieillotte. C’était peut-être dû à la qualité de l’image. Je dis souvent que pour nous, l’histoire c’est de la géographie, en ce sens que c’est évidemment parce que nous sommes français, dans un environnement qui ne l’est pas, que nous existons.

RFI : Vous parlez d’une rupture.

E.N. : Je pense souvent qu’un petit archipel de 242 kilomètres carrés n’existerait pas s’il n’était pas une rupture dans un ensemble. Saint-Pierre et Miquelon est là parce que c’est français. Cette petite chose, cette « crotte de mouche », dont le nom s’avance presque jusqu’à la moitié de l’Atlantique, c’est une étrangeté, et une étrangeté qui a cette spécificité que j’indique dès le début de mon livre, d’être « entre ». Nous sommes entre l’Amérique et l’Europe.

Eugène Nicole, L’Œuvre des mers, éditions de L'Olivier, 914 pages.

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