En ce 10 mai 1981, le temps est instable sur toute la France et l’incertitude est de mise, dans le ciel comme dans les urnes. Le matin, il a fait 13 degrés à Paris et seulement 4 à Pau. La météo balance entre soleil et pluie, l’électorat entre la gauche et la droite. A la mi-journée, une femme est entrée dans un bureau de vote de Valence (Drôme), s’est dirigée vers l’isoloir puis en est ressortie toute nue avant de disparaître dans les rues, toujours en tenue d'Eve… comme si un petit vent de folie traversait déjà le pays.
En début de matinée, Jean Glavany, nommé quelques jours plus tard chef de cabinet du président François Mitterrand, est passé chercher le candidat socialiste à son domicile parisien de la rue de Bièvre, dans le Ve arrondissement. Direction Château-Chinon, sous-préfecture de la Nièvre dont Mitterrand est député-maire depuis 1959 et où il va voter avant 13h00 afin que l’image passe dans les journaux télévisés de la mi-journée. « Bizarrement, les caméras d’Antenne 2 n’étaient pas là », se souvient, malicieux, Pierre Tourlier, qui était déjà son chauffeur.
Vainqueur sans ciller
Fidèle à ses habitudes, le candidat socialiste déjeune avec son entourage au Vieux Morvan, hôtel où il dispose d’une chambre à l’année depuis 1946, la numéro 15. Vers 16h00, il sort marcher accompagné de journalistes puis regarde la demi-finale du championnat de France de rugby entre Béziers et Lourdes à la télévision. En fin d’après-midi, une centaine d’invités patientent déjà dans le hall de l’hôtel dont toutes les chambres ont été réservées par avance.
A Paris, la rumeur d’une victoire du candidat de l'Union de la gauche circule dès 18h00 à la grande satisfaction des sympathisants socialistes qui ont commencé à se masser au siège du parti, rue de Solférino. Dans les rédactions, les chiffres des instituts de sondage commencent à circuler, donnant également Mitterrand vainqueur. Vers 18h30, Paul Quilès, directeur de la campagne électorale, et Lionel Jospin, secrétaire général du PS, joignent Glavany au téléphone. « Tu peux dire à François Mitterrand qu’il est élu. Tous les instituts de sondage le donnent gagnant entre 51,5% et 52% ».
A l’annonce de ces estimations de bon augure, le futur président ne cille pas. « Bon, bon, bon, nous verrons ça tout à l’heure », glisse-t-il à Jean Glavany. A 20h00 pile, le suspense dure encore quelques secondes pour des millions de Français rivés devant leur téléviseur. Le portrait électronique du président élu se dessine à l’écran. Mais comme c’est le crâne qui apparaît en premier, il faut attendre d’en arriver à hauteur des yeux pour que soit dévoilée clairement l’identité du vainqueur. « 5, 4, 3, 2, 1… François Mitterrand est élu président de la République », annonce d’une voix terne le journaliste Jean-Pierre Elkabbach.
L’orage à la Bastille
Au même moment, des concerts de klaxons se mettent à retentir un peu partout en France et le peuple de gauche descend célébrer la victoire dans la rue. Dès 20h15, le président sortant, Valéry Giscard d’Estaing, reconnaît sa défaite et, à Paris, on fait déjà la fête place de la Bastille où un concert est organisé. Le président élu (51,76% des voix contre 48,24% pour Giscard d'Estaing) arrive à la mairie de Château-Chinon et s’adresse aux Français à 22h21.
« Cette victoire, dit-il, est d’abord celle des forces de la jeunesse, des forces du travail, de la création, des forces du renouveau qui se sont rassemblées dans un grand élan national pour l’emploi, la paix, la liberté ». A la Bastille et autour, ils sont désormais plus d’une centaine de milliers à danser malgré l’orage qui gronde et qui va déverser des trombes d’eau sur la capitale. François Mitterrand a quitté Château-Chinon et revient sur Paris calé à l’arrière de sa Renault 30 marron. Au péage de l’autoroute A6, il est pris sous escorte par une voiture et des motards de la gendarmerie. Il est près de 2h00 du matin lorsqu’il arrive sous les ovations rue de Solférino.
Pour la première fois sous la Ve république, la gauche accède au pouvoir. « Les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière », ose Jack Lang, futur ministre de la Culture. Le rêve de changer la vie va bientôt se heurter à la réalité et déboucher sur la rigueur. Trente après, le 10 mai 1981 reste quand même une journée mémorable pour nombre de Français. Et pas seulement parce qu’ils avaient, ce jour-là, trente ans de moins qu'aujourd'hui.