RFI : Le Tout-monde d’Edouard Glissant ne lui fait pas que des amis. Il est même accusé par certains, de refuser les identités racines et de critiquer le concept de la négritude d’Aimé Césaire, qui a pourtant été son professeur. C’était de l’incompréhension ?
Emmanuelle Collas : Non, ce n’est pas de l’incompréhension. C’est simplement un regard sur le monde différent. Edouard Glissant, en effet, était proche d’Aimé Césaire. C’était son ami, mais après les choses ont évolué. C’est quand même un homme qui a traversé le siècle, avec une aventure politique, un engagement politique très tôt, qui a choisi de ne pas institutionnaliser son engagement, qui a choisi après de faire de la politique en poétique. Je dirais que c’est vraiment un geste poétique. Il est avant tout un poète et il a inventé d’autres mots, d’autres façons de regarder le monde, sans s’enfermer dans des concepts qui l’amenaient à définir des identités, puisque lui, il est dans une ouverture complète au monde par l’imaginaire, justement, comme il le dit.
RFI : Dans une identité plurielle ?
E.C. : Dans une identité plurielle, tout à fait. Et quelquefois on peut être perdu par ce que dit Edouard. Parce qu’il utilise des concepts, parce qu’il a un langage très flamboyant. Mais il y a des idées très simples, qu’il dit. Je peux donner un exemple ; quand il parle de l’identité, il dit « ce n’est pas parce qu’une communauté accueille des étrangers qu’on sent alors leur différence, même leur opacité, qu’elle se dénature au risque de périr. Elle s’augmente, au contraire, se complète ainsi ».
Edouard Glissant dit « il y a tant de présence dans une ronde de tambours, tellement de langues dans un chœur de reggae ou dans une phrase de Faulkner, tellement d’archipels dans une volée de jazz ! Et combien d’énormes rires de libération, de jubilation, quand tout cela se rencontre ! Il y a tant de divers dans l’énergie de cette unité, qui pour nous et avec nous fréquente l’incertitude, confronte l’imprévisible, vit le tremblement du monde !».
RFI : Autant de leçons qu’on peut prendre aujourd’hui. Il faut prendre des heures pour parler d’Edouard Glissant. Mais le visage de cette créolisation qu’on lui attribue et qu’il a porté en théorie pendant plus de trente ans. Cette créolisation a eu le visage en 2009. C’est Barack Obama.
E.C. : Oui. Il était assez visionnaire, dans sa façon de penser cette créolisation. Je me souviens avoir discuté avec lui, en lui disant : « finalement, en effet, Barack Obama, vous l’avez anticipé d’une certaine façon ». Et il m’a répondu : « Oui, oui, mais que fera-t-il ? » Alors, il a écrit avec Patrick Chamoiseau un petit texte qui s’appelle « L’Intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama », à qui il dit : « Voilà. Vous n’êtes, ni noir ni blanc. Vous êtes porteur de cette créolisation. Vous êtes porteur de plein de choses. Vous êtes porteur de plein d’espoir. Mais rappelez-vous. Vous avez des devoirs. Vous allez être le maître du monde, d’une certaine façon. Et qu’allez-vous faire ? ». Et ce serait intéressant aujourd’hui de relire ce texte qui est vraiment très actuel.