Il y a une certaine fraîcheur, une différence palpable, dégagées par les œuvres contemporaines actuellement exposées au Louvre. C’est de l’art russe. Pendant que les artistes et les commissaires en Occident proclament tous azimuts qu’il n’y a pas d’art contemporain français, italien, allemand ou national, point, le Louvre présente son « Contrepoint. L’art contemporain russe ». « Il y a toujours un lien à l’histoire et un lien au message. C’est typiquement russe, explique Marie-Laure Bernadac, chargée de mission pour l’art contemporain au Louvre. Une œuvre d’art en Russie, ce n’est jamais l’art pour l’art. Il y a soit un arrière-fond sociologique, politique, ironique, loufoque, grotesque… Il y a toujours une histoire. En France, il y a quelque chose plus formaliste, plus l’art pour l’art. En Russie, cela n’intéresse pas du tout. Il y a un message à faire passer. »
Lisible, efficace, formellement nouveau
Dès l’entrée, les Russes bousculent l’ordre établi avec un sens de la simplicité et une efficacité sidérants. Yuri Albert, artiste conceptuel de la deuxième génération, a fait plier la direction du musée du Louvre en exigeant l'ouverture de l’établissement pendant l’exposition une minute plus tôt. Un panneau en carton à l’entrée de la pyramide signale la victoire de l’art sur l’administration du plus grand musée du monde ! « Une œuvre doit avoir une forme très exigeante, un contenu immédiat, un sens, un message, ce n’est pas gratuit, raconte Marie-Laure Bernadac. Ce sont des artistes qui sont capables de répondre à un art contemporain qui soit lisible, efficace, formellement nouveau et qui arrête la pensée, qui pose des questions. »
Valery Koshlyakov admire la tradition plastique française et présente, sur des cartons assemblés, une grande peinture du Louvre. « Ces derniers vingt ans, toutes les expositions sur l’art contemporain russe organisées à l’étranger étaient présentées comme des expositions idéologiques ou politiques. C’est une grande erreur. Les étrangers mettent toujours des lunettes jaunes concernant l’art russe contemporain : le stalinisme, l’avant-garde et Malevitch. Vous ne connaissez rien d’autre. En Russie, on a beaucoup d’artistes contemporains. Les artistes qui participent aux expositions à l’étranger sont souvent des artistes qui travaillent avec l’ironie et le scandale. »
L'art, une notion infinie
« We bring you fresh wind of Hell » (on vous amène du vent frais de l’enfer) promet Pavel Pepperstein dans son tableau abstrait « Red Cross and 4 Red Crescents » (1995). Né en 1966 à Moscou, l’artiste excelle dans la manipulation des symboles de la culture de masse et des personnages du folklore russe. Le titre de son œuvre fait référence à l’œuvre de l’écrivain anglais John Ronald Reuel Tolkien « Le Seigneur des anneaux ». A.E.S.+ F.Group nous livre des figurines en porcelaine qui ressemblent à un pastiche de Jeff Koons, mais vont beaucoup plus loin avec leur « Neo nazi girl Hassidic boy ». André Monastère, né en 1949, co-fondateur avec Ilya Kabakov de l’Ecole conceptuelle de Moscou, a lancé en 1976 l’« Action Collective » qui conçoit l’art comme étant une notion infinie. « En Russie, il n’y a ni galerie, ni marchand d’art pour promouvoir les projets artistiques, explique-t-il dans le catalogue de l’exposition. Ce n’est pas stimulant pour la création. C’est pourquoi beaucoup d’artistes partent en Occident et y travaillent. »
Le Goût du peuple
Vitaly Komar & Alexander Melamid, né en 1943 et 1945, sont habitués à détourner l’iconographie soviétique. Au Louvre ils nous font rire avec leur définition de l’art contemporain russe. Ils ont mené une enquête scientifique et représentative auprès de la population russe pour déceler « le goût du peuple ». Résultat : Le tableau préféré des Russes est un paysage figuratif de la taille d’une télévision avec des couleurs en bleu clair (24 %), vert (22 %) et rouge (10 %). Le tableau le plus détesté des Russes : une composition abstraite rouge et noire évoquant la suprématie. Vous souriez ? Pourtant remarque Marie-Laure Bernadac : « Si on compare ce résultat au résultat en France, c’est la même chose. Le tableau préféré des Français, c’est aussi un paysage. Ce n’est pas la mer, mais un champ, ce n’est pas la même saison et le tableau est un peu plus grand, un tableau pastoral à la Poussin. Et le tableau le plus détesté des Français, c’est un grand tableau abstrait avec des grilles orthogonales. » Selon l’artiste Vitaly Komar, cette enquête montre la parodie de la démocratie : « Par exemple, le bleu est la couleur préférée des Russes, mais cette « majorité » rassemble que 24 pour cent. C’est une bonne leçon pour la vie politique. Winston Churchill disait : il y a un petit mensonge, un grand mensonge et il y a la statistique. »
Ceux qui espèrent de trouver au Louvre un reflet de la scène artistique de la Russie actuelle seront déçus. Le titre est un leurre. Une grande partie des 19 artistes ou groupes d’artistes exposés ne vivent plus en Russie, mais sont depuis longtemps exilés en République Tchèque (Avdei Ter-Oganyan) ou vivent aux Etats-Unis (Vitaly Komar et Alexander Melamid, Ilya et Emilia Kabakov), en France (Eric Boulatov, Valery Koshlyakov, Alexej Kallima est l’invité en résidence au MacVal) ou en Allemagne (Vadim Zakharov). Heureusement, dans le cadre de l’année France-Russie il y a plein de possibilités de combler cette lacune.
« Contrepoint. L’art contemporain russe, de l'icône à l’avant-garde en passant par le musée ». Musée du Louvre du 14 octobre au 31 janvier.