La France AOC de Raymond Depardon

70 000 kilomètres parcourus, 7 000 prises de vue, 800 photos sélectionnées, 280 photos dans le livre-catalogue et 36 en très grand format sur les cimaises de la Bibliothèque Nationale de France. Raymond Depardon s’est donné du mal pour l’exposition « La France ». Pendant six ans il a traversé l’Hexagone pour photographier des territoires, des régions, des « pays » : « tout le monde les connait, mais personne les photographie ». Le résultat tranche avec une façon extrême avec les clichés touristiques, mais aussi radicale avec la réalité d’une France multiculturelle d’aujourd’hui.

Dans l’exposition, La France de Raymond Depardon commence dans une petite antichambre noire pour prendre la température. En face, une photo en grand format nous accueille, prise sur une plage de sable au nord de la France, peuplée de petites cabanes, des terrains de jeux, des gens « normaux » habillés comme en hiver ; au-dessus de la scène flottent des cerfs-volants rigolos.

On entre alors dans la pièce principale. La France de Depardon ne se retrouve pas dans un hexagone, mais dans un carré : une grande salle avec un sol et un plafond noirs où se côtoient sur les cimaises blanches les 36 photos en très grand format (1,60 m x 2 m) avec une précision inouïe. Aucune légende ne trouble notre regard, entre les photos il n’y a pratiquement pas d’espace. La France, une coulée d’images tranquille. Le photographe a même prévu une rampe qui coupe la pièce en deux, où les visiteurs peuvent prendre de la hauteur pour contempler sa France.

Devant nos yeux se dresse « La Sandwicherie » à côté de la centrale nucléaire, les croix du cimetière regardent une piscine en plein air, la Mairie-Ecole est voisine d’une étalage de fruits et légumes. « Oui, les fruits et légumes, c’est la France, explique Depardon.  C’est une photo que j’ai fait dans l’Aude, en automne. Il y a les prix en euros, ces fruits, d’où ils viennent ? Ils sont français, de la région, ils sont européens, ils viennent de l’étranger. La photo, elle montre bien la France d’aujourd’hui, qui aime bien manger, qui est riche. »

Raymond Depardon avait entrepris son périple à bord d’un petit camping-car blanc et avec une démarche géniale : au lieu de capter uniquement son image, il a pris soin de capter d’abord l’attention et la confiance de son environnement, des gens des villages et petites villes. Après avoir repéré le lieu, il a mis - comme les photographes il y a cent ans - sa lourde chambre en bois 20 x 25 sur un tri-pied, un voile rouge et noir sur la tête et le tour était joué.

Depardon dirige notre regard d’abord vers le nord, ensuite vers l’est, il descend vers la Franche-Comté, passe par le Massif-Central, va dans les Alpes, vers le sud et remonte vers le littoral. Lors du voyage, un malaise s’installe. Mais pourquoi ? Il n’y a pas de clichés touristiques, sur les photos apparaissent ni le Mont-Saint-Michel ni les Gorges du Verdon, il recherche avec ses scènes banales aucun effet spectaculaire et revendique : « Je suis photographe de réel ». Il montre des 2CV, des cafés, des boulangeries, des boucheries, des rues Victor Hugo et Pasteur, des calvaires. Ce goût amer vient d’une douleur fantôme. Depardon se contente de rester sur le continent, exit les départements et territoires d’outre-mer, même la Corse ne rentre pas dans cette imagerie monomaniaque. Et il n’y a pas d’Arabes, ni de Noirs, ni de gens de couleur sur les photos, aucune trace gênante de l’immigration.

Même quand il montre des graffitis et des affiches politiques, il reste sur des valeurs bien françaises : le Parti communiste français avec son slogan « Battons Sarkozy le 6 mai ». La France éternelle ? Une France pure ? Raymond Depardon se défend : « C’est vrai, ce n’est pas une France qui est certaine pour certains. C’est quoi l’immigration française ? Elle est rurale ou étrangère. On voit bien dans certaines vues de Longwy ou d’ailleurs, où ce sont tous des Polonais ou de l’immigration italienne qui ont forgé la France, elle est présente et l’immigration rurale aussi. Moi, je suis un immigré de l’intérieur. Il n’y a pas une grande différence, peut-être que j’ai un passeport français, mais en dehors de ce détail, je suis un immigré, un déplacé et beaucoup de gens sont des déplacés aujourd’hui. »

En sortant, on croise à nouveau la photo de l’antichambre. On découvre alors que sur cette photo, parmi les gens « normaux », au-dessous des cerfs-volants rigolos, ne figurent pas non plus des traces des gens de couleur ou des immigrés. 7 000 prises de vue et rien vue de cette France-là.

La France de Raymond Depardon à la Bibliothèque Nationale de France (BNF) François-Mitterrand (30.09.-9.1.2011)

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