À Belfast, «les murs ne tomberont pas de sitôt»

Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin tombait, mettant un terme symbolique à la guerre froide. Trente ans plus tard, d’autres murs continuent de séparer les villes du monde. À Belfast, en Irlande du Nord, les « murs de la paix » coupent depuis un demi-siècle la ville entre quartiers catholiques et protestants. En 2013, le gouvernement nord-irlandais prévoyait d'abolir des murs sous dix ans. Un projet auquel ne croient pas les habitants. Reportage.

De notre correspondante à Belfast,

Crumlin Road, quartier d’Ardoyne, au nord-ouest de Belfast. Jusqu’en 2016, un mur de plusieurs mètres de haut longeait la route. « Les gens dans ces maisons ne voyaient rien de leurs fenêtres », se souvient Paddy Campbell, habitant du quartier depuis toujours.

En 2013, le gouvernement nord-irlandais mené par Peter Robinson annonce vouloir abolir les « peacelines » à l’horizon 2023. Ces murs de séparation, bâtis par portions depuis 1969, délimitent les quartiers catholiques et protestants pour éviter les violences, à l’époque des Troubles (1969-1998).

Il y a trois ans, une portion du mur a été remplacée par un muret en briques beiges, surmonté d’une élégante grille noire. À l’époque, Paddy Campbell n’est guère emballé : « Il y a encore beaucoup de factions par ici, ça reste violent. En haut de la rue, sur le rond-point, il y a toujours des affrontements entre gangs catholiques et protestants ! »

Trois ans plus tard, l’ouvrier du bâtiment reste circonspect : « Vous voyez bien, à part les gens avec un chien, comme moi, personne ne se promène par ici ». D’ailleurs, tous les murs du quartier n’ont pas été détruits : il reste treize autres segments, de longueur et de hauteur variables.

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Le souvenir des Troubles justifie le maintien des « peacelines »

Plus à l’ouest de Belfast, des blocs de béton de trois mètres de haut, coiffés de grilles métalliques, marquent la frontière sur près d’un kilomètre entre la protestante Shankill Road et la catholique Falls Road. Côté catholique, Benedict, sexagénaire, se souvient de l’érection des barrières : « Je me rappelle que des bombes étaient posées dans les rues. J’ai toujours vécu ici, et je ne les verrai pas tomber. Il y a trop de divisions entre nous ».

Les zones de part et d’autre des murs s’appellent les « interfaces ». Paul, chauffeur de taxi, les connaît par cœur. Il organise régulièrement des visites guidées. Pour lui, le souvenir des violences justifie le maintien des murs : « Les gens venaient dans le quartier ennemi, envoyaient des pierres, des cocktails Molotov, tiraient des coups de feu. Et puis chacun rentrait tranquillement chez lui et s’en tirait à bon compte ». À chaque extrémité, des portails se ferment à la nuit tombée.

Le quinquagénaire n’a jamais entendu parler, chez les Belfastois, d’une envie de démantèlement. « Ça tiendrait un mois ou deux. Et puis, une petite étincelle et ce serait reparti pour un tour. Alors, il faudrait rebâtir les murs », dit-il.

Un projet à l’arrêt

Heureusement pour Paul, le projet semble aujourd’hui au point mort. Le gouvernement nord-irlandais de Stormont, à l’origine du plan, ne siège plus depuis 2017 à cause d’un désaccord entre unionistes et nationalistes. « S’ils ne sont pas capables de s’entendre à Stormont, comment nous, qui vivons près du mur, nous pouvons nous mettre d’accord ? »,questionne le chauffeur. « C’est absurde. »

Ce point de vue est partagé par Brendan Ciarán Browne, enseignant-chercheur en résolution de conflits à Trinity College. « Déjà que nous n'avons pas de gouvernement à un moment de la plus haute importance politique. Pourquoi rendre les habitants encore plus vulnérables, alors qu’ils disent avoir besoin de ces infrastructures ? »

Pour l’universitaire, la démarche doit d'abord venir de la base. « Ce n'est pas à des académiques dans leur fauteuil de décider », répète-t-il. Brendan Ciarán Browne estime qu'un intense travail de réconciliation doit être mené en amont, par les associations, par exemple, comme le Belfast Interface Project.

« C’est tellement difficile de détester un ami »

Joe O'Donnell dirige le BIP, avec l'objectif de faire revivre les interfaces. « Il reste de nombreux obstacles, tout à fait compréhensibles, explique le natif de Belfast. Les gens s'inquiètent que leur maison soit attaquée, ou leur famille, comme avant. » L'association tente de proposer des alternatives aux murs, en associant les deux communautés à des projets croisés.

« La confiance, ça se construit petit à petit. On fait travailler ensemble des jeunes, des moins jeunes, pour qu'ils tissent des liens. C'est tellement difficile de détester quelqu'un que vous avez appris à connaître et à apprécier, et c'est tellement plus facile de se réconcilier avec un ami qu'avec un ennemi. »

Le représentant associatif se bat au quotidien pour récolter les fonds nécessaires, les financements publics se réduisant comme peau de chagrin. Cette stratégie d'investissement, tant financier que temporel, Brendan Ciarán Browne la défend également. « Les murs se trouvent dans des zones parmi les plus défavorisées d’Irlande du Nord, qui ont subi le plus haut degré de violences pendant le conflit », selon lui, priorité doit être donnée à créer des emplois et « de la cohésion entre les communautés… de façon à ce que les murs ne comptent plus vraiment ».

De retour sur Shankill Road, Paul le chauffeur de taxi approuve : « Depuis le cessez-le-feu, les gens d’ici s’en sortent grâce au trafic de drogues. C’est un no man’s land ici. » Le cessez-le-feu a plus de vingt ans. Et pourtant, le chemin reste encore long jusqu’à la pleine réconciliation et la mise à terre des murs. Des murs physiques et psychologiques.