Le paiement en espèces résiste en Autriche. « Pouvoir utiliser de l'argent liquide est une condition de base d'une existence autonome », a annoncé l'ancien chef de gouvernement Sebastien Kurz, en campagne pour sa réélection aux législatives prévues fin septembre. Cette annonce intervient dans un contexte où plusieurs États ont déjà enclenché une dématérialisation de leur monnaie.Mais un pays peut-il se passer complètement d'argent liquide ? Éléments de réponse avec Philippe Moati, économiste et professeur d'économie à l'Université Paris Diderot.
RFI: Pourquoi l'Autriche fait-elle de la résistance face à cette dématérialisation de la monnaie ?
Philippe Moati: Je pense qu'il y a surtout un volet sociologique à prendre en compte. Dans quelle mesure une dématérialisation totale peut-elle rencontrer les aspirations des utilisateurs ou des citoyens ? Et là il y a des facteurs de blocage différents selon les pays, leurs histoires, leurs cultures, leurs habitudes. L'Autriche mais aussi l'Allemagne, par exemple, ont un rapport très lié à l'argent liquide par leur histoire, leur passé où les gouvernements contrôlaient tout. Mais dans tous les pays aujourd'hui, il y aurait une très forte résistance face à la suppression totale de l'argent liquide.
Comment l'expliquez-vous ?
Parce que l'argent liquide a une signification très forte sur le plan symbolique. C'est ce que l'on peut porter sur soi, c'est ce qui est inaltérable, ce que l'on peut mettre sous le matelas, ce que l'on peut emporter en cas de danger et dans un contexte où, je pense aux Français en particulier, le pessimisme règne, on ne sait pas très bien de quoi sera fait l'avenir, le liquide incarne la valeur d'option, la possibilité de faire face à l'imprévu.
Et la monnaie électronique ?
La monnaie électronique est associée à la trace numérique qu'on laisse et donc la possibilité d'être « fliquée » dans sa vie quotidienne, sa vie privée, soit pour des raisons strictement commerciales, soit si un jour on devait avoir affaire à des gouvernements malveillants, on aurait notre vie économique étalée au grand jour et ça suscite des craintes. Alors quand il s'agit d'argent en plus, on est au summum des inquiétudes que ça peut soulever.
Une des réticences des Autrichiens à complètement dématérialiser leur monnaie, c'est justement qu'ils sont attachés à leur vie privée...
Oui, mais dans ce cas-là, je pense que c'est surtout avoir un contrôle sur les données de sa vie privée, parce que votre vie privée, que vous dépensiez avec votre carte de crédit, un chéquier ou de l'argent, a priori, on a les mêmes types de comportements. Je dis a priori parce que des études ont montré qu'on était plus prompt à dépenser de l'argent immatériel que de l'argent matériel. Pour résumer, dépenser de l'argent c'est toujours une douleur parce que l'on se sépare de quelque chose auquel on tient en général. Quand on sort un billet du portefeuille, on a conscience vraiment de ce que l'on a perdu alors que lorsque l'on met sa carte bancaire dans un lecteur où que l'on paie en un clic sur internet, ce symbole de l'argent dont on se sépare devient invisible et donc on est plus prompt à dépenser. Et une économie où l'argent serait dématérialisé pourrait nous conduire à consommer davantage.
En Suède, des études ont démontré qu'à terme, le pays devrait se passer totalement d'argent liquide, la dématérialisation est donc irréversible ?
Je pense que c'est inévitable, on y va. Chaque pays ira à son rythme en fonction de l'acceptabilité sociale, mais c'est inscrit dans le fil de l'histoire de la monnaie. Et encore plus avec les technologies dont on dispose aujourd'hui. Les jeunes générations n'auront peut-être pas ce culte de la matérialité de la monnaie, par contre ils ont déjà le culte du smartphone et quand le paiement par téléphone sera devenu banal, ça ne posera plus aucun problème, surtout aux générations qui viennent, de se débarrasser des pièces et des billets que l'on peut encore avoir dans nos poches.
Ce sont donc les futures générations en Autriche, par exemple, qui décideront de se passer d'argent liquide ?
Oui, mais je pense de toute façon que la pression des acteurs du secteur bancaire et numérique vont pousser dans cette direction. Ils vont peut-être déjà nous rendre plus coûteux l'usage du liquide parce que pour approvisionner les distributeurs de billets ce sont des foyers de coûts noyés dans des foyers de bénéfices. Et cette charge d'exploitation des distributeurs de billets c'est quelque chose qui pourrait donner lieu un jour à une facturation. Par conséquent, si on pénalise l'usage de la monnaie matérielle et qu'on encourage l'usage d'une monnaie électronique, ça va accélérer le mouvement.
Sans compter que ce liquide c'est aussi la voie par laquelle passe l'économie souterraine donc les gouvernements soucieux de mettre un terme à toutes les formes de fraude fiscale seraient certainement très intéressés de supprimer une fois pour toutes l'argent liquide.
Un pays peut-il finalement se passer d'argent liquide ?
Oui, complètement. Si on regarde l'histoire de la monnaie, c'est une longue marche vers la dématérialisation, la monnaie c'est juste une convention qui s'est cristallisée sur du physique pendant des siècles voire des millénaires, mais aujourd'hui c'est déjà des jeux d'écritures électroniques et à terme ça pourrait devenir 100% de jeux d'écritures électroniques. Sur un plan technique et économique, il n'y a aucun absolument aucun obstacle à une dématérialisation totale.