avec notre envoyée spéciale, Anissa el-Jabri et notre correspondant Alexandre Billette
Il avait gagné en quelques semaines le statut de révélation, de star de la campagne de l’opposition. Premier à pouvoir défier Erdogan sur le terrain de l’art oratoire, à répondre à ses attaques et à faire rire. Dimanche, après la fermeture des bureaux de vote, on n’a plus entendu la voix de Muharrem Ince, lui qui faisait et c’était une première, vibrer des foules entières d’opposants au président sortant.
Muharrem Ince, surnommé «l'apprenti» par Erdogan, s’est contenté d’un message, tard dans la soirée. Quelques mots brefs presque secs. «Ce n’était pas une campagne équitable, mais je reconnais la victoire de Recep Tayyip Erdogan». Une déclaration plus longue de l’ex-professeur de physique est attendue ce lundi. Peut-il construire sur sa nouvelle notoriété ou sa campagne n’a-t-elle été qu’un exutoire pour les anti-Erdogan ? Elle a en tout cas buté sur la polarisation du pays. Selon un observateur de la vie politique turque, Muharrem Ince n’a jamais su trouver les mots pour s’adresser à l’électorat conservateur…
Pour Muharrem Ince, la campagne n’a pas été équitable mais il appartient aux observateurs évidemment d’apporter un jugement complet : les irrégularités, intimidations et violences relevées ce dimanche ont-elles réellement modifié le résultat ? Ce qui est sûr, c’est que jamais la couverture médiatique n’a été équilibrée. Tous les discours du président ont été intégralement retransmis quand les autres candidats ont à peine eu accès aux écrans. Sans parler du leader du HDP, le parti de gauche pro-kurde, Selahattin Demirtas, qui a fait campagne de sa prison.
«élargir toujours plus le champ des droits et des libertés»
A quoi ressemble le paysage politique en Turquie ce matin ? Il faut noter une très forte progression de l’extrême droite : le MHP, allié de l’AKP le parti au pouvoir, atteint les 11%. On le croyait en déclin puisqu'il avait perdu une partie de ses cadres avec le départ de Meral Aksener, ex-ministre de l’Intérieur, qui a créé son propre mouvement pour se présenter à la présidentielle. Un échec cinglant pour l'unique femme candidate avec 7 et demi % des suffrages. Le MHP par contre va jouer un rôle majeur pour Recep Tayyip Erdogan. D’abord, il lui a permis d’obtenir plus de 50 % dès le premier tour en soutenant sa candidature à la présidentielle. L’AKP du président Erdogan n’aurait pas eu dimanche de majorité à l’Assemblée sans ces députés ultranationalistes.
Regain de l'extrême-droite
Il y a eu visiblement une sanction d’une partie des électeurs de l’AKP qui ont voté, cette fois-ci, à l’extrême-droite: en faisant la somme des partis nationalistes, c’est près de 65 % du corps électoral qui a voté très à droite hier. Une tendance sur laquelle Recep Tayyip Erdogan va devoir s’appuyer et qui risque notamment d’enterrer toute forme d’ouverture, en particulier sur la question kurde.
De l’autre côté de l’échiquier politique, côté kurde justement, c'est la satisfaction pour le HDP, puisque le parti pro-kurde passe la barre des 10% et revient au Parlement.
Avec un record de participation près de 90% ce dimanche, le «reis» a donc gagné son pari. Il a tenu deux discours cette nuit, taclant les « vieilles » démocraties occidentales où l'on vote beaucoup moins... « En seize ans, on a lutté contre la tutelle militaire, la junte, les putschistes, les interventions extérieures dans notre politique et notre économie, déclarait-il dimanche soir. Nous ne permettrons jamais de remettre en question les progrès démocratiques et économiques auxquels nous sommes parvenus ! Nous continuerons à renforcer la légitimité de la justice avec plus d’indépendance et d’impartialité ! Nous sommes déterminés à élargir toujours plus le champ des droits et des libertés, et à consolider notre démocratie ! »
Une concentration unique des pouvoirs
Recep Tayyip Erdogan va encore pouvoir affermir son contrôle du pays d’autant que ce lundi matin il va étrenner les nouveaux supers pouvoirs votés lors du référendum constitutionnel du printemps dernier : chef de l’Etat, chef du gouvernement, chef de parti et chef de la majorité parlementaire… La séparation des pouvoirs déjà bien mise à mal ces deux dernières années c’est fini. Recep Tayyip Erdogan a entre les mains l’exécutif et le législatif, il va aussi avoir le pouvoir judiciaire avec la nomination de la moitié des hauts magistrats. Une concentration unique…
Ce lundi matin la presse, qui est essentiellement pro-gouvernementale, se réjouit de cette « victoire du peuple » comme le dit un quotidien, une « victoire historique » dit un autre, la « révolution du 24 juin » pour le quotidien islamo-nationaliste Yeni Safak qui titre « et s’est reparti ». Peut-être un cri de soulagement après une campagne qui a été quand même bcp plus difficile que prévu pour Recep Tayyip Erogan.