RFI : C’est la première rétrospective Paul Klee en France depuis presque un demi-siècle. Duchamp et Picasso ont-ils pris toute la place ?
Angela Lampe : On peut encore nommer Matisse, Chagall ou d’autres artistes. Il est vrai que Paul Klee était un peu négligé par rapport aux grands événements. Il y avait quand même quelques expositions Paul Klee en France, notamment à Paris, autour de la musique, et d’autres expositions à caractère rétrospectif, mais plutôt modestes.
L’Ironie à l’œuvre commence avec une série de Nus caricaturaux dont Le Pianiste en détresse, un dessin coloré et rigolo de 1909 et un Nu féminin, faisant ses besoins, un dessin au crayon mi-trash, mi-abstrait, de 1908. Comment définissez-vous l’ironie chez Paul Klee ?
Chez lui, l’ironie est d’abord une attitude auto-ironique. En 1904, il écrit dans son journal : « Nul n’a besoin d’ironiser à mes dépens, je m’en charge moi-même ». Cette ironie demande aussi une distance. Par ses proches, il est toujours caractérisé comme un être distant, avec un esprit farceur, railleur, qui aime se moquer, parodier, mais tout cela avec une très grande subtilité.
Cette ironie permet aussi de comprendre comment il se positionne par rapport à ses pairs, par rapport aux mouvements artistiques comme le cubisme, le dadaïsme, le constructivisme, donc les mouvements qui l’accompagnent, dont il s’inspire, mais, en même temps, dont il se détourne. C’est toujours cette façon de jouer.
Pour Klee, l’ironie était facile à mettre en œuvre ?
L’ironie est toujours regardée comme un jeu sérieux. Le philosophe allemand Friedrich Schlegel, inventeur du concept de l’ironie romantique, parlait d’une « bouffonnerie transcendantale ». Le bouffon et la transcendance. La liaison de deux contraires est au centre de l’ironie romantique et caractérise de façon très pertinente cette pensée en polarités de Paul Klee.
Le Centre Pompidou présente en même temps et au même étage l’œuvre de l’artiste allemand Anselm Kiefer puisant également sa force dans le romantisme allemand. En revanche, le résultat s’avère complètement différent. Pour Kiefer, le romantisme allemand a conduit au nazisme et plus tard au terrorisme de la Fraction armée rouge d’une Ulrike Meinhof de la bande à Baader. À l’opposée, chez Paul Klee, le romantisme allemand conduit vers l’ironie...
C’est la force du Centre Pompidou de proposer en même temps deux attitudes antagonistes [rires]. On voit que le mouvement romantique allemand est très riche et a différents aspects. Ici, il s’agit de montrer cette autre facette du romantisme allemand qui est beaucoup plus conceptuelle et intellectuelle et beaucoup moins connue en France, notamment les textes philosophiques de Schlegel et Novalis. Cette théorie demande de l’ironie et de la distance par rapport à sa propre œuvre.
Vous promettez un nouveau regard sur Paul Klee. Quelle est la plus importante découverte de la recherche scientifique des dernières années ?
C’est la recherche autour les œuvres découpées de Klee. Durant toute sa vie, il a découpé presque 200 œuvres. Il a découpé avec des ciseaux une œuvre finie, par exemple une aquarelle, pour en faire ensuite deux avec de nouveaux titres et de nouveaux numéros. Parfois, il les a recollées sur un nouveau support.
Il y a l’autoportrait anti-nazi de 1933, Rayé de la liste, présenté sous forme d’un masque africain pseudo-cubiste, mais Paul Klee était allé aussi deux fois en Afrique : à Tunis, en 1914, et en Egypte, en 1928. Qu’est-ce que cela lui a apporté ?
Les deux voyages ont été très importants. Lors du voyage à Tunis, au soleil du Sud, il a découvert la couleur. Lui-même le stylise un peu avec un certain pathos en disant : « La couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » Klee date cette arrivée de la couleur en 1914. Le deuxième voyage en Égypte lui a permis d’expérimenter, de trouver une inspiration, une culture différente, une culture lointaine. Il a visité les pyramides et on voit plus tard dans son œuvre une très belle peinture de pyramide. Il s’est aussi inspiré de la vue sur la vallée du Nil et de la culture des champs. Cette abstraction du paysage irriguait son œuvre.
Une salle est dédiée à « Klee et Picasso ». Le rapport entre les deux géants de la modernité était plutôt tendu. On avait souvent spéculé sur l’influence de Picasso sur Klee – sans trouver grand-chose. Mais y avait-il une influence de Klee sur Picasso ?
Non, Picasso n’a pas regardé Klee. Il lui a rendu visite à Berne, en 1937. Il estimait l’œuvre de Klee, mais on ne peut pas parler d’une influence.
Paul Klee a vécu la montée du nazisme en Allemagne, un pays qu’il a quitté en 1933 avant d’être classé « artiste dégénéré » par les nazis. Pendant cette époque sombre, pouvait-il garder son sens de l’ironie ?
Oui, Paul Klee a gardé ce sens de l’ironie et cette liberté, même face à l’horreur et son expulsion de l’Allemagne. Suite à son éviction de l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, il a dû émigrer à Berne. Mais il a gardé son attitude ironique. Comme chaque Allemand, il était obligé de prouver qu’il avait une ascendance allemande aryenne et pas juive. Sur le très beau dessin « Ton aïeul », il montre un être un peu animal avec une tête évoquant un singe avec une grande bouche, un grand rire grotesque, pour pointer nos origines. C’était une façon d’ironiser sur cette politique raciale du nazisme.
L’exposition évoque aussi le théâtre mécanique de Paul Klee avec des êtres hybrides, mi-homme, mi-machine, un concept aujourd’hui très à la mode dans les jeux vidéo. L’œuvre de Paul Klee, en quoi devrait-elle concerner un jeune d’aujourd’hui ?
Ce théâtre mécanique était en résonance avec des artistes dada, avec cet engouement pour le mannequin, la poupée, le robot, les automates. L’hybridation des corps était quelque chose très importante pour Paul Klee. Et pour le dire avec les mots de Pierre Boulez : « La grande leçon de Paul Klee est la transgression du principe ». Il pose un principe et en même temps, il le transgresse. C’est cela : il faut avoir le courage, la liberté de ne pas être un suiveur, mais de trouver son propre chemin.
► Paul Klee, l’ironie à l’œuvre, du 6 avril au 1er août au Centre Pompidou-Paris.