(Avec AFP)
La nuit dernière, vers minuit, la police a utilisé gaz et canons à eau pour disperser des centaines de personnes qui s'étaient rassemblées devant le siège du journal Zaman à Istanbul, avant de pénétrer dans le bâtiment, a constaté un photographe de l'Agence France-Presse vendredi. Le groupe s'est ainsi vu signifier officiellement sa reprise par des administrateurs temporaires, relate notre correspondant à Istanbul, Alexandre Billette.
Plus tôt dans la journée, la justice turque a en effet placé sous tutelle ce quotidien hostile au président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan. C'est sur requête d'un procureur qu'un tribunal d'Istanbul a ordonné la nomination des administrateurs provisoires à la tête du groupe de presse, qui possède, outre le quotidien Zaman, le journal de langue anglaise Today's Zaman et l'agence de presse Cihan.
Ce média est considéré comme étant proche de l'imam Fethullah Gülen, un ancien allié devenu l'ennemi numéro un du président Erdogan depuis un retentissant scandale de corruption qui a éclaboussé le plus haut sommet de l'Etat fin 2013. D'autres médias considérés comme proches de l'imam avaient subi le même sort il y a quelques mois. Ils avaient mis la clé sous la porte peu de temps après leur mise sous tutelle.
Mais cette fois-ci, il s'agit d'un média plus important qui est visé, et muselé à un moment très particulier, à quelques jours d'un sommet important à Bruxelles avec l'Union européenne au sujet des réfugiés. Dans les milieux d'opposition turcs, on reproche d'ailleurs à l'UE de fermer les yeux sur la situation en Turquie quant à l'état des libertés fondamentales, et donc de la liberté de la presse, pour parvenir à une entente avec Ankara au sujet de la crise migratoire.
Arrestations
A noter que la police turque a par ailleurs arrêté vendredi quatre hauts responsables de l'important conglomérat Boydak Holding, accusés pour leur part d'avoir financé l'organisation de l'imam Fethullah Gülen. Boydak Holding emploie 13 000 salariés dans les secteurs du meuble (sous les marques Istikbal et Bellona), de l'énergie, du textile ou de la chimie et a réalisé en 2014 un chiffre d'affaires de 6,8 milliards de livres turques (2,1 milliards d'euros).
Sa forte expansion depuis l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Erdogan, en 2002, a fait de ce conglomérat l'un de ces « tigres anatoliens » souvent cités en exemple pour illustrer la forte croissance économique turque entre 2002 et 2011. Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie Moyen-Orient à l'Institut français des relations internationales (Ifri), les faits récents révèlent deux éléments majeurs :
« D'une part, la suite des purges contre la confrérie Fethullah Gülen, qui a été déclarée " ennemi intérieur " par Erdogan, accusée de comploter en permanence contre l'Etat », et d'autre part « la suite de la répression contre la presse d'opposition en Turquie et l'étouffement progressif de toutes les voix d'opposition dans le pays ».
→ À (re)lire : Ouverture du procès contre la confrérie de Fethullah Gülen
« On a l'impression que Recep Tayyip Erdogan est dans une espèce de course effrénée à la consolidation de son pouvoir, analyse la chercheuse. Alors qu'il est fragilisé par beaucoup de facteurs extérieurs, la crise syrienne et la guerre sans merci qu'il a déclarée au PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr], qui est quasiment en train de tourner à la guerre civile dans le sud-est du pays, finir le " nettoyage " contre les Gülenistes, c'était ce qu'il y avait de plus simple finalement aujourd'hui. »
En revanche, pour Dorothée Schmid, cette stratégie offensive face à des médias d'opposition ne sera probablement pas sans conséquence.« Il risque d'avoir des retours de bâton car on a une mobilisation assez forte de l'opinion mondiale sur cette question [de la liberté de la presse]. Il est donc possible que ce soit un peu plus compliqué à gérer que certaines mobilisations intérieures. »