De notre correspondante à Moscou
Dès l’annonce de l’accord de Lausanne, la Russie a annoncé la levée de l’interdiction de livrer des missiles à l’Iran et a annoncé un accord « Pétrole contre marchandises » avec Téhéran. Cette véritable offensive commerciale et diplomatique s’explique d’abord par des raisons géopolitiques, analyse Piotr Topytchkanov, chercheur spécialiste de la non-prolifération nucléaire au centre Carnegie de Moscou.
Pour la Russie, l’Iran est important pour la stabilité de la sécurité régionale. Les deux pays coopèrent dans trois régions : le Proche-Orient, et plus précisément la Syrie et l’Irak ; l’Afghanistan et tout ce qui est autour ; et la mer Caspienne, avec notamment les questions du partage des ressources et la navigation. En ce qui concerne les territoires au sud de la mer Caspienne, la Russie a également des intérêts communs avec l’Iran.
La stabilité en Iran et autour de l’Iran est un gage de sécurité pour la Russie elle-même. Pour cette raison, la Russie a toujours été catégoriquement opposée à une solution militaire au problème iranien, mais également à toute discussion sur la nécessité de changement de régime vers plus de démocratie, et à toute tentative de déstabilisation.
Pétrole et commerce
En cas de levée des sanctions, l’Iran pourra à nouveau exporter son pétrole, ce qui peut provoquer une nouvelle baisse des cours du brut. Cela ne fera pas l’affaire de la Russie, elle-même pays exportateur. Mais d’après les experts, le choc ne devrait pas être si important.
D’après Pavel Felgenhauer, spécialiste des questions de défense, l’Iran a environ trente millions de barils de réserves, notamment dans des super tankers stationnés dans le golfe Persique. Après la levée des sanctions, l’Iran pourra augmenter l’extraction et les exportations. Au cours de la première année, on peut s’attendre à une augmentation de leur production de 500 000 barils par jour. Une hausse importante sans être énorme, mais qui peut quand même faire baisser les cours.
Toutefois, selon Piotr Topytchkanov, le pétrole n’est pas le facteur décisif dans les relations de Moscou avec l’Iran. Il y a en Russie, depuis longtemps, un important lobby favorable aux échanges avec Téhéran, persuadé qu’il y a beaucoup d’argent à gagner en Iran. Les Russes veulent développer la coopération bilatérale en matière militaire, spatiale et nucléaire notamment. En novembre 2014, un accord ambitieux a été signé dans ce secteur pour la construction de réacteurs nucléaires par le géant russe du nucléaire Rosatom.
Pour Pavel Felgenhaueur, le programme de trocs pour 20 milliards de dollars démontre la force de ce lobby. Pavel Felgenhaueur qualifie ce programme de « soi-disant programme Pétrole contre marchandise ». La Russie n’a pas besoin du pétrole iranien. Selon lui, le pétrole que l’Iran donnera dans cet échange deviendra prétendument russe dans le golfe Persique et sera vendu à l’Inde, à la Chine ou d’autres pays asiatiques... C’est une façon de faire une brèche dans les sanctions.
La levée du moratoire sur la livraison des missiles S300 : une menace pour Israël ?
L’action des lobbys explique aussi la levée du moratoire sur les missiles S300. Ces missiles sol-air avaient été commandés à la Russie en 2007, mais en 2010, Moscou a interdit leur livraison en raison de l’embargo décrété par les Nations unies. Pour Vladimir Poutine, l’accord-cadre trouvé avec l’Iran autorise maintenant leurs livraisons, d’autant qu’il s’agirait d’armes défensives sans danger pour les pays voisins.
Pavel Felgenhauer n’est pas d’accord. Pour lui, les S300 sont des armes offensives, car tous les missiles russes sont à double usage. Ils peuvent atteindre des cibles aériennes, mais aussi, avec beaucoup de précision, des cibles sur terre et en mer. Les S300 peuvent aussi porter une charge nucléaire. Si ces missiles se retrouvent au Liban, ils peuvent être utilisés pour des frappes sur les villes israéliennes.
Dès l’annonce de la levée du moratoire, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu a téléphoné à Vladimir Poutine pour lui faire part de son mécontentement.
Piotr Topychkanov pense que le président russe va chercher à éviter la colère des Israéliens et il n’est même pas sûr que les missiles soient effectivement livrés. Car la Russie a des relations spéciales avec Israël, et Moscou a l’intention de conserver ses bonnes relations avec ce pays. Israël est devenu encore plus important pour la Russie car il n’a pas soutenu les sanctions occidentales, prises en raison de l’implication russe en Ukraine. Alors, la Russie va évaluer toute action à l’égard de l’Iran, en fonction de son influence sur les relations russo-israéliennes.
Dans le cadre de l’accord en cours de négociations en ce moment à Vienne, il est prévu un monitoring des activités iraniennes en matière nucléaire. S’il y a un échec à n’importe quelle étape, la Russie aura du temps supplémentaire avant de livrer les S300. Cela peut prendre des années.
Les conséquences des tensions entre la Russie et les Etats-Unis sur les crises régionales
Piotr Topychkanov estime que la crise ukrainienne pollue l’ensemble des relations internationales. Les Etats-Unis et la Russie ne coopèrent plus sur les zones de crise comme le Moyen-Orient. C’est l’une des raisons qui poussent la Russie à s’opposer à l’intervention saoudienne au Yémen et non pas parce que la Russie soutiendrait plus les chiites que les sunnites. La Russie a de bonnes relations avec l’Egypte et les pays du Maghreb.
Cette absence de coopération explique aussi que la Russie ne s’est pas mise en avant lors des négociations avec l’Iran. Moscou a décidé de ne pas jouer un rôle très important à ces négociations. Cela lui permet, en cas de succès des pourparlers, de dire qu’elle y a contribué et, en cas d’échec - et cette possibilité existe toujours -, elle pourra accuser les pays occidentaux.
En plus, la Russie cherche à prendre ses distances avec les instances où les pays occidentaux sont présents afin de montrer qu’elle ne partage pas leurs valeurs et leurs principes. Ainsi, lors des négociations, la Russie a été représentée par des vice-ministres, quand les pays occidentaux envoyaient les chefs de leur diplomatie. Sciemment, le niveau de représentation a été abaissé.
A cause des évènements en Ukraine, les dirigeants russes ne veulent pas montrer que la Russie appartient au même camp.