Pour raconter l’histoire des centaines de corps de migrants qu’il a enterrés depuis 25 ans, le mufti de Sidero puise dans les légendes mésopotamiennes et narre l’amour fou de Kaïs et Leïla. « Lorsque Kaïs apprend la mort de celle qu’il aime plus que tout, il va au cimetière et enlace la tombe. Cette histoire, que l’on raconte depuis des siècles, j’ai eu l’impression de la voir sous mes yeux, il y a une dizaine d’années ».
Le mufti avale une gorgée de l’épais café turc qui brûle sous le soleil et reprend son récit.
« Un jour, un Iranien est venu me voir pour me demander où se trouvait le corps de sa femme. Ils avaient traversé ensemble le fleuve par une nuit glaciale. Leurs vêtements étaient trempés et en arrivant sur la rive, ils ont cherché un endroit où s’abriter et se sont installés sous un pont en attendant le lever du soleil », raconte Mehmet Serif Damadoglou dans un grec mâtiné de turc. Le matin, l’épouse est morte de froid, son corps emmené à l’hôpital alors que son mari est conduit au poste de police. Lorsque, quelques mois plus tard, le mufti conduit le jeune homme devant la tombe de sa femme, le mari s’est écroulé et l’a enlacée pendant de longues minutes.
Plus de 400 corps dans le cimetière de Sidero
A l’époque, les corps de migrants que l’on retrouve près de la frontière entre la Grèce et la Turquie sont éparpillés dans les cimetières de la région. A chaque nouveau mort, tout le monde est persuadé qu’il s’agit du dernier. « Cela ne s’est jamais arrêté », soupire Mehmet Serif Damadoglou. Certains habitants d’Alexandroupolis et des villages alentours commencent à s’inquiéter de ne plus avoir de place pour enterrer leurs propres défunts. Et les familles de migrants disparus sont de plus en plus nombreuses à affluer à la recherche d’un corps à identifier. « Quand il n’y avait que six, dix corps, c’était facile de se souvenir qui se trouvait où, mais c’est devenu de plus en plus compliqué et il a fallu trouver une autre solution ». L’immense majorité des migrants morts étant musulmans, c’est le mufti qui est chargé de trouver un terrain pour les inhumer.
Au terme de mois de recherches, il se souvient d’un terrain sur lequel son père avait l’habitude d’aller cultiver des légumes, à quelques minutes à peine de l’entrée du village. Les quelques hectares qui couvrent le sommet de la colline appartiennent au domaine public et sont rapidement réquisitionnés pour y enterrer les derniers corps arrivés. C’était en 2005. Dix ans plus tard, rien ou presque n’a changé. L’endroit a été clôturé et une fois passée la lourde porte métallique qui fait office d’entrée, les tombes s’alignent par centaines. « Il y en a un peu plus de 400, dont six enfants », explique le fils du mufti qui ne cache pas son aigreur, « le cimetière va finir par être plein et rien ne change, les corps continuent d’arriver. »
Un registre pour identifier les corps
Au sol, six monticules de terre marquent les tombes des corps enterrés depuis le début de l’année. La terre a déjà été retournée sur une longue allée au milieu des herbes folles, pour les prochaines tombes. Perché au milieu des montagnes qui s’étendent jusqu’aux frontières turque et bulgare, le cimetière est sommaire. Seul le relief du sol marque la présence d’une sépulture. « Dans la tradition musulmane, on apporte des fleurs pour les vivants, pas pour les morts », explique le fils du mufti. Pas de fleurs, donc, pas de pierre tombale non plus.
Pour se souvenir de l’endroit précis où se trouve chaque corps, le mufti a dû mettre en place un registre, un petit cahier sur lequel il reporte le numéro de protocole donné à l’hôpital d’Alexandroupolis. « Quand une famille arrive, qu’elle possède toutes les informations de la morgue, je consulte mon registre et peux les amener devant la tombe de leur proche », explique le mufti. « La douleur est toujours immense, mais tout le monde ici est enterré dignement, selon le rite musulman que je respecte à la lettre », poursuit le mufti. « Je ne suis pas croque-mort, mais c’est un devoir religieux pour moi. Tout le monde mérite une sépulture digne et ce n’est pas parce que les personnes qui sont ici sont inconnues qu’elles font exception à la règle. »
Pour perpétuer leur souvenir, des habitants et des militants du collectif « Welcome to Europe » ont construit un mémorial à Provatonas, un petit village de la région. Une plaque y a été apposée « en mémoire de toutes les personnes disparues dans le fleuve Evros », celles qui se trouvent aujourd’hui dans le cimetière de Sidero et toutes celles dont le corps n’a jamais été retrouvé.
A suivre le cinquième et dernier épisode: honorer la mémoire des disparus à Lampedusa (Italie)
Une série réalisée avec l'émission Accents d'Europe