RFI : cet hommage populaire est-il le signe que cette contestation du printemps dernier n’est pas vraiment éteinte ?
Ali Kazancigil : Exactement. Cette contestation du printemps dernier a d’ailleurs continué. Pas tous les jours, mais de façon assez régulière dans les grandes villes, notamment Istanbul, Ankara, Izmir, mais ailleurs aussi. Et ensuite les scandales de corruption dans les hautes sphères de l’Etat ont aggravé bien sûr les difficultés d’Erdogan.
Aujourd’hui il y avait vraiment un divorce entre l’opinion publique et le gouvernement de l’AKP. D’autant plus qu’Erdogan nie tout, parle de complot, est en train de détricoter en quelque sorte l’Etat de droit, alors qu’il avait quand même contribué à améliorer l’indépendance de la justice, via des réformes. Il est ainsi sur une pente glissante.
Qu’a-t-il comme alternative ? C’est le problème. Est-ce que le Parti républicain du peuple [CHP opposition] est capable d’emporter les élections ? Probablement pas les municipales, mais on verra au niveau des législatives et puis les présidentielles.
Il y a donc cette première échéance et dans trois semaines le scrutin municipal. Certains parlent déjà d’un test.
C’est un test. D’ailleurs Erdogan le considère aussi comme ça. C’est un test effectivement. Bien sûr les élections locales et les élections nationales, législatives, ne sont pas tout à fait comparables. Mais c’est un premier test.
En 2011, l’AKP a eu 50 % quasiment. Aujourd’hui, tous les commentateurs estiment que si le score est entre 30 et 35 %, c’est un échec – il sera toujours le premier parti – mais ce sera un échec pour l’AKP et ça augurera mal des élections, présidentielles en août et législatives en principe 2015, encore qu’Erdogan pourrait les avancer.
En juin 2013, il y a eu ce mouvement populaire... puis cet énorme scandale de corruption avec des accusations dans l’entourage direct. Et puis il y a une forme de séparation aujourd’hui avec plusieurs courants qui se dessinent au sein de l’islam.
Exactement. Il y a aujourd’hui deux grandes tendances dans l’islam turc. L’idéologie traditionnelle des islamistes turcs s’appelle la vision nationale. C’est une synthèse, disons de l’islam politique et du nationalisme turc. Et face à cela il y a une autre tradition qui est d’origine soufie, plus humaniste, moins rigoriste, moins légaliste, qui est incarnée par le mouvement Gülen.
Le mouvement Gülen a toujours été contre l’islam politique depuis les années 60-70 en Turquie. Le chef de ce mouvement, Abdullah Gülen et son mouvement ont soutenu Erdogan le gouvernement de l’AKP, entre 2002 et 2010-11, parce qu’Erdogan se présentait non pas comme islamiste mais comme démocrate conservateur.
Or, à partir de 2010-2011 il a commencé à dériver, à déraper sur le plan de l’autoritarisme et Gülen est aujourd’hui contre lui. C’est un mouvement de société civile à base religieuse, mais qui est infiltré aussi dans la justice, dans la police. Et qui n’est pas un mouvement politique. Ce n’est pas un parti politique, mais qui a beaucoup de partisans dans la société. Donc c’est un facteur négatif pour Erdogan. Et en plus, au sein de son parti, par exemple le président de la République Gül et le vice-Premier ministre, ont souvent publiquement critiqué Erdogan et notamment la répression très dure, très violente, des manifestations de Gezi en mai-juin derniers. Et depuis d’autres manifestations aussi.
Il y a donc aussi une dissension dans le parti AKP, qui est d’ailleurs une espèce de coalition. Certains courants du centre droit laïc avaient rejoint en 2002 l’AKP parce que leur parti n’était plus capable de remporter les élections. Donc au sein du parti même il y a des dissensions. Et il n’est pas exclu – c’est une possibilité – que l’AKP éclate dans les mois qui viennent, qu’il y ait une dissension, qu’un nouveau parti soit créé dans cette mouvance du centre droit. Parce que l’AKP couvre l’ensemble qui va de l’extrême-droite à la gauche, l’ensemble du centre-droit. Il n’y a pas d’autre parti dans le centre droit.
► Ali Kazancigil est politologue, journaliste spécialiste de la Turquie et coauteur avec Faruk Bilici et Denis Akagül de La Turquie, d’une révolution à l’autre publié aux éditions Fayard (novembre 2013).