En apparence aucun séisme n’est venu ravager le village de Donard. A une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Dublin, les murs de pierre sèche longent la départementale entre les collines de Wicklow et le Glen of Imall. Et donnent toujours à voir l’image rassurante d’une Irlande de carte postale.
Dans le centre à côté du pub, l’« épicerie, marchand de journaux, post office » 0’Keefes, avec sa devanture en bois foncé et son enseigne peinte à la main, semble ne pas avoir bougé depuis un siècle. Mais c’était la photo d’avant la crise. Depuis cinq ans, Donard vit un long raz-de-marée : sur les 400 habitants, 80 jeunes se sont exilés en Australie ou en Nouvelle-Zélande, pour trouver du travail. Pas de chiffres officiels ici. Juste le sentiment que le chômage et l’émigration enfoncent un peu plus le village dans la tourbe irlandaise. « Les non-nationaux, les Polonais, tous ceux qui étaient venus travailler pendant le boom de l’immobilier ont été les premiers à partir », commente laconique Kaye, qui tient depuis 20 ans l’épicerie maison de la presse.
Il est 18 heures, et malgré le froid et la pluie d’automne qui a déjà sévi en début de journée, Jack, 4 ans, chaussé de crocs en plastique, vient acheter une barre glacée à la vanille. « On a toujours eu des gens, des voisins, de la famille, qui tentaient leur chance ailleurs, en Angleterre au Canada ou aux Etats-Unis. Mais là les jeunes sont bien plus nombreux à partir, très loin et on ne sait pas quand ils pourront revenir », poursuit Kaye en rendant la monnaie. Les affaires marchent moins bien, même si Kaye, qui n’est que gérante, refuse de donner des chiffres. A côté de la caisse, la machine à enregistrer les billets de loterie nationale tourne pourtant à plein régime. Mercredi, c’est jour de tirage national. Au comptoir bonbons, les monstres et les cranes en jelly prennent la poussière.
Le village de Donard est une histoire de familles aujourd’hui éclatées
A 100 mètres de l’ 0’Keefes Country Store, et toujours à gauche de la rue centrale, on trouve le Moynihan’s, le pub local. Paul Moynihan tient la barre d’un commerce aujourd’hui à la dérive. C’est son grand père, qui a acheté le débit de boisson en 1942, puis son père, Frank, qui l’a appelé pour prendre sa succession lorsqu’il était malade en 1997. Chez les Moynihan on est tous « publican », patron de pub, de père en fils. Les trois frères sont aussi dans le « business », en Angleterre et en Espagne.
Jusqu'en 2008, tout allait pour le mieux. Mais depuis le départ de tous les jeunes de Donard, son chiffre d’affaires a baissé de 50 %. Pour sortir la tête de l’eau, Paul a ouvert un B&B (bed & breakfast) à l’étage. Quatre chambres confortables qui peuvent accueillir l’été jusqu'à une dizaine de touristes. Ce soir-là au Moynihan’s, ce n’est pas la foule des grands jours. « Et moins il y a de monde, moins il y en aura, car les gens ne voient pas trop l’intérêt d’aller boire un verre dans un pub où ils ne rencontreront personne », explique Paul en plein désarroi.
Parmi les six clients dont les rires et les conversations couvrent à peine le flot de la chaine de télévision locale RTE, il y a Tommy Dwyer. Sa ferme est juste à quelques miles de là, et trois de ses enfants sont partis à des milliers de kilomètres. A Sydney, en Australie. Chaque semaine Tommy et sa femme Bridi « skypent » Ciara (26 ans), Thomas (23 ans) et Deirdre (21 ans). On est loin du Sunday Roast dominical, mais c’est encore ce que le numérique peut offrir de mieux. « On les appelle le matin avant de partir travailler, eux s’apprêtent à aller se coucher. Il faut s’organiser avec les horaires mais c’est extraordinaire de pouvoir se parler comme ça ». Tous les trois ont trouvé du travail très facilement, comme secrétaire et charpentier, il n’y a que Ciara qui a dû se reconvertir. Elle était coiffeuse elle est désormais agent de circulation. « Ici on leur avait réduit leurs contrats à trois jours par semaine, explique le père, et puis plus rien. Ils avaient les allocations chômage, ils auraient passé la journée devant l’ordinateur ou la télé, ils ont préféré partir. »
Chez les Dwyer, l’émigration on connait. L’ainé des fils avait déjà quitté l’Irlande pour Londres il y a huit ans et puis il est revenu. Et si on remonte à la génération précédente, les quatre oncles de Tommy sont partis travailler à Londres, deux comme maçons, deux comme serveurs dans des pub. Ils ne sont jamais revenus en Irlande, sauf pour les vacances.
Freiner la fuite des cerveaux
Aujourd’hui, l’émigration irlandaise a changé. Quand auparavant, seuls les hommes sans travail partaient, aujourd’hui ce sont surtout les jeunes très qualifiés qui quittent le pays, pour l’Australie, le Royaume-Uni, le Canada ou La Nouvelle-Zélande.
Dans une tribune qu’elle a écrite pour l’Irish Time, Marie Claire Mac Aleer, chercheuse au National Youth Council of Ireland, dénonce l’absence de politique publique pour freiner ce qu’elle appelle une fuite des cerveaux. Selon une étude de l’University College of Cork, les émigrants sont désormais des surdiplômés, 62 % sont titulaires d’une diplôme de second cycle universitaire. 47 % avaient même un travail avant de s’expatrier, mais qui ne répondait ni à leur diplôme ni à leurs attentes.
Les statistiques s’emballent mais racontent toutes la même histoire : 16 000 Irlandais émigrent chaque semaine, dix chaque heure, un toutes les six minutes. Une famille sur quatre est touchée par cet exode, promis à rentrer dans la grande Histoire, au même titre que la grande vague d’émigration des années 1980 ou de celle de 1848 due à la famine. Et le Central Statistical Office n’en a surement pas fini avec les courbes ascendantes. Selon un sondage réalisé auprès des 18-24 ans, la moitié d’entre eux envisage de s’expatrier.
Des cousins britanniques ou des cousins d’Amérique on en compte presque dans toutes les familles irlandaises. Faute de cousins Jim O’Connell a le passeport américain. Ses parents avaient émigré outre Atlantique juste avant sa naissance. Il avait 7 ans lorsqu’il est revenu à Dublin et aujourd’hui, à 23 ans, interne en médecine, il songe clairement à s’expatrier en Australie. Pourquoi ? Sans doute parce que la médecine irlandaise ne tient pas toutes ses promesses. La semaine précédente il a fait grève avec tous les internes de sa promotion. Leur campagne « 24 hours no more » résume efficacement leur surcharge horaire lors des gardes à l’hôpital. « On est obligés de travailler 24 heures de suite tous les huit jours, mais pour ceux qui sont un peu plus diplômés que moi, les 24 heures peuvent se transformer en 36 heures, et là vous êtes un vrai zombie incapable de faire correctement votre travail. Ça ne devrait pas arriver ».
Le rêve d'un retour au pays
De l’autre côté du globe, les horaires sont moins lourds, les salaires meilleurs et le réseau irlandais devrait lui permettre de trouver facilement un poste. A l’été 2012, Jim a déjà fait un stage de deux mois à l’hôpital pédiatrique de Melbourne. En résidant au Cork man Hostel… il a compris l’ampleur de la crise Irlandaise. « Il n’y avait que des jeunes Irlandais, qui n’avaient trouvé aucun travail ici. Même dans les services, c’est dire. Là bas ça n’avait pas l’air de poser de problème. Je me souviens d’un gars qui avait du mal avec son boulot parce qu’il se levait jamais à l’heure. Il a fini par se faire virer. Eh bien avant la fin de la semaine, il avait déjà retrouvé un autre travail ». Jim a encore six mois pour se décider. L’Australie, peut-être « mais pas pour toujours, je veux revenir en Irlande », s’empresse-t-il d’ajouter inquiet.
Une question qui taraude la plupart des jeunes expatriés. Selon l’étude réalisée par University College of Cork, 39,5 % de ceux qui sont partis, rêvent déjà de revenir au pays. Mais 22 % savent que c’est très peu probable. Pas vraiment de quoi rassurer Jim. Et de quoi mettre sérieusement en colère Marie Claire Mac Aleer, « On peut clairement se poser la question de savoir si un gouvernement qui encourage les jeunes à partir, veut vraiment les voir revenir ». Car dans un pays ou le taux de chômage des moins de 25 ans atteint 28,6 % et ou les « neet », les « sans emploi, sans éducation et sans stage » représentent 18,4 % d’une génération, les mauvaises langues diront que l’émigration est une aubaine : des chiffres du chômage qui baissent miraculeusement de mois en mois, des charges sociales et des allocations à l’avenant… en baisse.
Mais il ne faut plus alors parler que de l’ombre du tigre celtique. Le 15 octobre dernier, le gouvernement présentait son 7ème budget d’austérité. Depuis, l’Irlande a annoncé officiellement qu’elle allait quitter le plan d’aide européen pour revenir se financer sur les marchés. Pour en arriver là, il a fallu en faire des économies budgétaires. Dernière mesure en date : l’allocation chômage pour les jeunes qui va passer de 144 euros à 100 euros par semaine, pour les 18-24 ans et de 188 à 144 euros pour les plus de 25 ans. Autant dire qu’on ne fait pas tout pour retenir la jeune génération.
Convaincre les indécis
Dans certains secteurs, comme le secteur hospitalier, leur départ se fait d’ailleurs déjà cruellement sentir. Dean Flanagan a terminé ses études d’infirmer il y a 2 ans à Sligo, dans l’ouest du pays, « sur une classe de 65 étudiants je dirais que 80 % ont choisi de partir à l’étranger ». Principalement en Angleterre. Les salaires y sont meilleurs qu’en Irlande, 30 000 livres par an (36 000 euros), quand en Irlande le gouvernement vient d’introduire deux années supplémentaires à salaire réduit après l’internat. Soit trois années de galère pour finir royalement à 25 000 euros par an. Londres a même introduit une allocation spéciale d’aide au logement dans la capitale, pour finir de convaincre les étudiants irlandais encore indécis.
Dean Flanagan, lui, n’est pas parti, il est désormais chargé des étudiants au syndicat national des infirmiers. Sans doute la meilleure place pour avoir une vue d’ensemble sur un secteur en crise. Selon lui, l’exode n’est pas prêt de se terminer, l’Angleterre aura encore besoin d’ « importer » des infirmiers jusqu’en 2018.
Dans la longue liste des secteurs en crise, des individus forcés de quitter une Irlande qu’ils ne reverront peut-être pas de sitôt, Marie Claire Mac Aleer a gardé en mémoire ce couple de septuagénaires qu’elle a rencontré. Malgré leur grand âge, ils se disaient prêts à aller s’installer en Australie. Leurs enfants et leurs petits-enfants étaient tous partis là bas. Ils se sentaient comme déracinés.