Il y a des pièces qui vous restent dans la tête, même une semaine après la fin du spectacle. Dans Ping Pang Qiu, l’auteure, metteure en scène et comédienne Angélica Liddell conspue pendant deux heures son amour indestructible et sa haine profonde pour la Chine. « La Chine n’existe pas », déclare-t-elle, parce qu’elle était exterminée pendant la Révolution culturelle. La performeuse vomit (en espagnol sous-titré) son mépris envers ceux qui portent des t-shirts à l’effigie de Mao et se déclare prête à coucher avec tous les Chinois, tellement elle est tombée amoureuse de son pays rêvé. Sa seule façon de supporter ses contradictions : « se rendre inapte à la joie ». Alors elle se force à apprendre 4 000 signes chinois pour ne plus rien ressentir et surtout pas son sens de la bonté et beauté : « Pas besoin de tuer pour être heureux ».
Le décor est volontaire loufoque et surréaliste. Angélica Liddell entre sur scène avec une perruque turquoise et une robe rouge, encadrée par deux femmes en costumes militaires assortis d’un short pour faire la gymnastique à pas de l’oie. Il y aura aussi un ogre en pelage jaune qui sera mangé à son tour et des chiens qui reniflent le Petit Livre rouge de Mao Zedong. S’ensuit alors une avalanche de bonnes paroles issues de la doctrine communiste, suivi d’un déluge d’amour et de haine contre cette Révolution culturelle qui a brûlé les livres, tué et emprisonné les intellectuels et exterminé la pensée et l’expression.
Un théâtre habité par le courage
Liddell monte un théâtre habité par le courage. Là où d’autres reculent et font des compromis, elle ose et fonce irrésistiblement. Sur scène, elle convoque aussi bien la terreur totalitaire qui interdit l’amour entre deux joueurs de ping-pong chinois aux Jeux olympiques que la poésie exilée du Livre d’un homme seul de Gao Xingjian ou la beauté de l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck. A la fin, son obstination paye, ses obsessions, ses névroses arrivent à nous emmener loin, très loin dans sa pensée.
Cogner contre cette Chine qui méprise les droits de l’homme et humilie les intellectuels, tout cela semble d’abord facile, superficiel, mais derrière les phrases grossières se révèle en filigrane une subtilité de la perception qui s’avère percutante. Par exemple, quand elle projette la vidéo de l’Homme de Tian’anmen, mondialement célèbre pour avoir bloqué à mains nus une colonne de chars. Dans ce petit bonhomme qui défie la superpuissance de l’État chinois, Liddell est sûre d’avoir trouvé une vérité : « Le soldat transformé en individu n’est plus l’État qui roule sur un homme sans armes ». Voilà l’humanité de la Chine éternelle qu’Angélica Liddell est en train de déterrer dans son spectacle.
Ces gestes qui ébranlent un régime
Un à un, elle apprend et reprend les mouvements des opposants sur la place Tiananmen : le geste avec le bras pour arrêter la colonne ; les pas sur le côté pour empêcher le char d’avancer. Elle enfonce le clou avec une chorégraphie à partir de postures d’humiliations infligées aux opposants et intellectuels qui devaient se tenir debout pendant des heures, les bras levés derrière le dos courbé.
En introduisant ces mouvements sur scène, Liddell rend très intelligemment visibles ces gestes minimes qui peuvent ébranler un régime totalitaire en renversant la logique. Tout d’un coup, la folie personnelle devient un enjeu collectif, politique et d’une actualité brûlante. Rappelons-nous, pendant le Printemps arabe, il y avait aussi des corps en mouvements qui ont revendiqué la liberté et la démocratie, comme les danseurs tunisiens d’Art Solution qui nomment leurs performances « Je danserai malgré tout ». En Iran, le jeune danseur autodidacte Afshin Ghaffarian, avant sa fuite en 2009, affirmait lors de ses « reformances » : « Dance is my weapon ». En Turquie, en juin 2013, le danseur et chorégraphe Erdem Gunduz a inventé une nouvelle forme d’action pour détourner l’interdiction de manifester contre le gouvernement : « L’homme debout inflexible ». C’est l’homme debout qui est au cœur de Ping Pang Qiu, bien au-delà de la Chine et des jets de nouilles qui agrémentent l’orgie finale.
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Ping Pang Qiu a été présenté du 5 au 11 juillet au Festival d’Avignon. Ce 17 juillet à 22h aura lieu une dernière présentation dans le cadre de Contre Courant, au Rond-Point de la Barthelasse.
Les dates de Ping Pang Qui après le Festival d’Avignon :
- du 29 octobre au 2 novembre 2013 au Théâtre Saint-Gervais à Genève ;
- le 23 janvier 2014 au Teatro Circo à Murcia (Espagne).