De notre correspondant dans les Balkans,
Vendredi matin 15 avril 2011, des milliers de personnes étaient rassemblées sur la place du Ban Jelačić, dans le centre de Zagreb, pour attendre l’énoncé du verdict, retransmis depuis La Haye. Les juges du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie n’y sont pas allés de main morte, condamnant Ante Gotovina à 24 années de prison, et son co-accusé Mladen Markač à 18 ans. Par contre, le troisième accusé, Ivan Čermak, a été reconnu non-coupable. L’accusation avait, respectivement, requis 27, 23 et 17 années de prison.
Les accusés ont été reconnus coupables d’avoir participé à une « entreprise criminelle conjointe », se soldant par l’exode des populations civiles serbes de Krajina. Ils ont laissé se dérouler, sous leur responsabilité de commandement, des expulsions, des meurtres et des pillages – qualifiés de violations des lois et coutumes de la guerre et de crimes contre l’humanité. Lors de l’opération « Oluja » (« Tempête »), la Croatie a reconquis en quelques jours – du 4 au 7 août 1995 – la région sécessionniste de Krajina, ce qui entraîna l’exode de 200 à 250 000 civils serbes de cette région.
Le jugement a été reçu comme un coup de massue par l’opinion croate. Des rassemblements sont prévus dans toutes les villes du pays, à l’initiative des associations d’anciens combattants de la « guerre patriotique » de 1991-1995. Les médias ne sont pas en reste – la présentatrice de la télévision nationale a lâché un juron en direct en voyant tomber la nouvelle – et la classe politique condamne presque unanimement le verdict. Pour une large part de l’opinion croate, Ante Gotovina demeure en effet un « héros », qui a contribué de manière majeure à la « libération » du pays.
Ancien de la Légion étrangère française, Ante Gotovina a été inculpé au printemps 2001. Il ne fut arrêté que le 7 décembre 2005 à Tenerife, aux îles Canaries, au terme d’une cavale où il aurait notamment bénéficié de l’appui des services de renseignement français. Les carnets du général Rondot, l’ancien coordinateur des services de renseignement auprès du cabinet de Michelle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, révèlent ainsi que la DGSE avait des contacts réguliers avec le fugitif.
« Guerre patriotique » ou « entreprise criminelle conjointe » ?
La Première ministre Jadranka Kosor a convoqué vendredi après-midi une réunion d’urgence du gouvernement, tandis que le président social-démocrate de la République, Ivo Josipović s’est déclaré « choqué » par le verdict, en critiquant surtout la thèse d’une « entreprise criminelle conjointe », reprise par le TPIY.
Si une large part de l’opinion croate est prête à reconnaître que des crimes ont été commis lors de la reconquête des régions sécessionnistes serbes, le qualificatif utilisé par la justice internationale est perçu comme une remise en cause de l’ensemble de la lutte d’indépendance croate. Quelques jours avant le verdict, l’épiscopat catholique croate avait d’ailleurs publié un communiqué, critiquant par avance la « partialité » du TPIY et lui reprochant d’oublier le fait que la guerre fut d’abord le résultat de « l’agression serbe ».
La Croatie sous le choc
Dans les rues, les associations d’anciens combattants, souvent liées à la droite nationaliste dure, prennent moins de pincettes. Certains expliquent que « même Milošević n’aurait pas infligé une telle peine à Ante Gotovina ». Les militants dénoncent violemment le gouvernement HDZ, coupable à leurs yeux d’avoir accepté de collaborer avec le TPIY et d’avoir transféré les généraux croates inculpés.
Ce verdict tombe au plus mal pour le parti au pouvoir, qui n’était plus crédité que de 7% d’opinions favorables dans les enquêtes de ces dernières semaines. Longtemps dirigé par Franjo Tudjman, le premier président de la Croatie indépendante, le HDZ professa un nationalisme radical tout au long des années 1990. Brièvement évincé du pouvoir par les sociaux-démocrates de 2000 à 2003, le HDZ engagea par la suite un profond aggiornamento pour essayer de se transformer en une formation pro-européenne de centre-droit. Un ancien ténor du parti, Branimir Glavas, lui-même condamné à dix années de prison pour des crimes commis contre les civils serbes d’Osijek, a lancé vendredi, depuis la prison de Zenica (Bosnie) où il est détenu, un tonitruant « j’encule vos mères » à l’adresse de tous les dirigeants du parti, coupables d’avoir « sacrifié » les « héros croates ».
La colère suscitée par le verdict pourrait également se tourner contre l’Union européenne, qui avait fait d’une pleine coopération avec le TPIY une condition pour la candidature de la Croatie. Alors que Zagreb a presque bouclé ses négociations et pourrait espérer rejoindre l’Union d’ici un an ou deux, les enquêtes révèlent que l’opinion soutient de moins en moins cette perspective. Jadranka Kosor a d’ailleurs promis il y a deux semaines qu’un référendum serait organisé avant d’acter l’adhésion de la Croatie.