En 1940, des milliers d'officiers, de scientifiques, d'avocats, de propriétaires terriens, de médecins, de prêtres et d'autres membres des élites polonaises étaient amenés par trains, par bus ou par camions sur les différents lieux d’exécution : Katyn, Kharkiv, Miednoïé, et certainement plusieurs autres, encore inconnus 70 ans plus tard. Les bourreaux de la police politique soviétique de l'époque – le NKVD – les tuaient méthodiquement, l'un après l'autre, d'une balle dans la nuque.
Et 70 ans plus tard, les Polonais ont toujours beaucoup de mal à obtenir des réponses aux questions qu’ils posent depuis si longtemps. Les Russes, eux, ressentent ces questions comme une sorte d’agression. Or le problème est sérieux, car il s'agit à la fois du plus grand crime commis par les Russes sur les Polonais au XXe siècle – et du plus grand mensonge entretenu à son sujet pendant plus d'un demi-siècle par les appareils d'Etat de l'Union soviétique et de la Pologne communiste. En effet, la propagande officielle attribuait ce crime aux nazis allemands.
Mur de mensonges
Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est que la Russie – tout en ayant reconnu la responsabilité du régime stalinien dans cette affaire – refusait jusque récemment de déclassifier une grande partie des archives qui la concernent, de réhabiliter officiellement les victimes et de leur accorder le statut de prisonniers politiques. Les familles des victimes ont épuisé tous les recours juridiques possibles en Russie pour réclamer leurs droits, mais elles se heurtent toujours à un mur d’indifférence, de manipulations, voire de mensonges.
Depuis 2004, c’était l’impasse totale. La Russie avait décidé non seulement de classer sans suite l’enquête sur le crime de Katyn, mais aussi de maintenir au secret 116 sur 183 tomes des documents qui le concernaient. Les 67 tomes restants n’ont pas été transmis à la Pologne. Pendant longtemps, les Polonais qui voulaient les consulter, devaient obligatoirement se déplacer à Moscou et demander l’autorisation d’accès aux archives. Et ils retournaient souvent déçus. En effet, les 67 tomes en question ne contiennent pas de documents dont les familles des victimes ont le plus besoin : les listes complètes de prisonniers, les coordonnées de tous les lieux où ils étaient détenus, et surtout – de tous les lieux où ils ont été exécutés et enterrés.
Des gestes qui rassurent
C’est une autre tragédie nationale subie par les Polonais, survenue tout près de Katyn, qui a enfin débloqué la situation, du moins en partie. Après la catastrophe de l’avion présidentiel polonais à Smolensk – avion qui emmenait plusieurs dizaines de hautes personnalités aux cérémonies du 70e anniversaire du massacre de Katyn – Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine ont décidé de faire plusieurs gestes à caractère apaisant et réconciliateur. Des deux côtés, on a commencé à parler d’une substantielle amélioration de relations bilatérales et l’ambiance politique frôlait presque l’euphorie.
A peine un mois après le crash à Smolensk, le président Medvedev a profité d’une visite de son homologue polonais Bronislaw Komorowski à Moscou pour lui transmettre les copies des 67 tomes de documents déclassifiés. Sur le fond, ce n’était pas un geste très important, car il n’apportait aucune information sur le crime qui ne serait déjà connue. Mais sur le plan symbolique, le geste était quand même assez fort.
La symbolique prime sur le concret
Hélas, pendant les mois qui ont suivi, les Russes se sont comportés comme s’ils considéraient que les symboles devaient suffire à leurs partenaires polonais. Aucune avancée concrète n’a pu être constatée dans la transmission des données sur le crime de Katyn aux Polonais. Pire, Varsovie se plaignait de plus en plus ouvertement des lenteurs de l’enquête menée par les Russes sur la catastrophe de Smolensk, de l’absence d’une enquête véritablement commune et des difficultés que les spécialistes polonais avaient à accéder aux données collectées par l’équipe russe.
Pendant longtemps, le gouvernement polonais considérait visiblement que la raison d’Etat et la perspective d’une sérieuse amélioration des relations avec la Russie exigeaient qu’il ménage les Russes. Mais finalement, face aux pressions de plus en plus fortes des médias et de l’opposition, il a haussé le ton, critiquant en particulier le manque de protection des débris de l’avion présidentiel qui gisent toujours, depuis plus de cinq mois, à ciel ouvert, sur le site de l’aéroport de Smolensk.
Soupçons de mauvaise foi
C’est dans ce contexte que les Russes ont subitement accéléré la levée du secret sur les documents concernant le massacre de Katyn, tenus jusqu’à présent sous scellés dans leurs archives. 20 des 116 tomes de ces documents viennent d’être déclassifiés et transmis à l’ambassade de Pologne à Moscou. Les Russes affichent leur volonté de déclassifier les 96 tomes restants aussi rapidement que possible. Ils ont même ouvert une enquête pour découvrir qui avait décidé, en 2004, de classifier tous ces tomes. Mais l’audace dans le domaine a ses limites. Un tribunal de Moscou vient de déclarer, le mardi 21 septembre, que l’auteur de la décision a bien été établi, mais que son nom devenait secret à son tour. Toutes les personnes présentes à l’audience ont été obligées de signer un document stipulant qu’elles n’avaient pas le droit de dévoiler ce nom mystérieux. Certains parient qu’il commence par un « P », d’autres penchent plutôt pour un « M »…
On entend en Pologne beaucoup de commentaires selon lesquels l’ouverture russe en ce qui concerne les documents du massacre de Katyn vise surtout à détourner l’attention des Polonais des lenteurs et imperfections – peut-être coupables ? – de l’enquête sur la catastrophe de Smolensk. L’histoire commune fait qu’entre les Polonais et les Russes les soupçons de mauvaise foi surgissent vite à la moindre occasion, parfois sans doute trop vite. Il n’empêche que les Russes ne semblent pas faire actuellement beaucoup d’efforts pour les dissiper. Ils sont certainement intéressés à apaiser leurs relations avec la Pologne, en affaiblissant et en divisant ainsi un « front antirusse » au sein de l’Union européenne. Mais, à l’occasion, ils n’ont guère envie de perdre la face en dévoilant trop brutalement et trop en détail la face très sombre, criminelle, de leur ancien régime. Ou de reconnaître une part de responsabilité dans le crash d’un avion présidentiel d’un autre Etat sur leur sol.