De notre envoyé spécial à Bayreuth,
Du public viewing (projection en plein air) pour l’opéra ? A priori un contresens. La retransmission sur grand écran et en plein air de grands événements, c’est un exercice réservé d’ordinaire à la coupe du monde de football ou à des concerts pop. Une sorte de kermesse populaire où le public vient pour s’amuser, se retrouver entre amis et faire la fête tout en sirotant une bière et en dégustant des saucisses et autres hamburgers.
Pour le mélomane averti, corseté dans son smoking ou sa robe du soir et écoutant religieusement le spectacle sur la scène, une telle idée parait aussi saugrenue qu’un concert de hard rock dans une église.
C’est pourtant le pari que tente le festival de Bayreuth. Pour la troisième année consécutive, ce temple de l’opéra wagnérien sort de sa tour d’ivoire. Il descend de sa « colline verte » qui surplombe cette petite ville de Bavière pour s’installer, grâce aux techniques modernes, sur une place qui abrite habituellement de grandes fêtes populaires. Cette année, c’est « La Walkyrie » qui a été retransmise gratuitement en direct sur un écran géant. Les internautes pouvaient, pour 15 euros, en faire de même de par le monde sur leur ordinateur.
Sur place à Bayreuth, les spectateurs stoïques, malgré un soleil de plomb, ont pris place dès l’après-midi devant le grand écran pour suivre le spectacle de six heures, pauses comprises. En tenue légère, beaucoup étaient armés de parasols et autres parapluies pour se protéger du soleil, d’autres utilisaient le programme de la journée comme couvre-chef. Les spectateurs, sensiblement plus jeunes que les happy few quelques centaines de mètres plus loin, avaient pris place devant le grand écran sur les sièges en plastique mis à leur disposition, d’autres avaient pris leurs pliants sous le bras ou leur couverture, les plus chanceux avaient réussi à se loger dans un transat sur le sable, transat qui faisait la pub du spectacle. Sans oublier de nombreux stands vendant bière, saucisses et autres spécialités.
L’année dernière, un sondage avait montré que 60% des personnes présentes n’avaient jamais assisté à un opéra. Le pari des organisateurs faisait donc sens. Bien sûr, les puristes fronceront les sourcils face à un public néophyte peu attentif, indiscipliné, exubérant et bruyant. A une longue table, d’aucuns commentaient les résultats du jour de la Bundesliga.
Cette innovation, que les plus conservateurs goûtent modérément est due à la nouvelle co-présidente du festival. Katharina Wagner, l’arrière-petite fille du compositeur, une blonde extravertie de 32 ans, n’a rien d’une mélomane élitiste. Elle rejette les mœurs très sélectes qui règnent dans ce milieu. Elle débarque en jean et une veste en cuir autour de la taille lors de la retransmission de « La Walkyrie » en plein air et discute bruyamment dans son accent franconien quelque peu rustique avec les personnes présentes qui souvent l’appelle par son prénom.
Katharina Wagner dirige le festival depuis deux ans avec sa très discrète demi-sœur Eva Wagner-Pasquier, de trente ans son aînée. La plus jeune veut attirer un autre public, consciente que les amateurs de musique classique vieillissent. D’où l’idée également de sensibiliser les plus jeunes à cet art réputé difficile et hermétique. L’an dernier déjà le projet « Wagner pour les enfants » a été lancé. Il a abouti, lors de l’édition 2010, à la production d’une version pour ce public plus courte et plus adaptée de « Tannhäuser » qui a été filmée et retransmise sur cette même place de Bayreuth. Les enfants avaient ensuite la possibilité, avec leurs parents, de découvrir près de là les coulisses de l’opéra ; en se faisant maquiller, en se glissant dans des costumes ou en découvrant divers équipements techniques utilisés pour des trucages sur scène comme la fumée.
L’avenir dira si cette nouvelle politique visant un plus grand public va porter ses fruits et modifiera l’image d’un festival plutôt fermé et réservé à des participants d’un autre monde. Les images de l’ouverture, chaque année, fin juillet, continueront sans doute à alimenter la chronique mondaine avec la participation d’Angela Merkel et de diverses personnalités.
Lors d’une représentation ultérieure comme celle de « La Walkyrie » le 21 août, le glamour laissait à désirer. Quelques créatures s’affichaient dans des tenues des plus cocasses. Et les coussins pas toujours très design transportés dans des sacs en plastique pour permettre aux fessiers de résister aux vulgaires sièges en bois du théâtre détonaient durant la pause au pied du bâtiment. Il est vrai que son surnom, « la grange », n’est pas tout à fait usurpé. Très sobre avec beaucoup de bois à l’intérieur et des colombages sur la façade, il ne déparait pas dans le paysage rural de la Franconie. Il n’empêche : les 1800 places offertes lors des 30 représentations chaque année sont très courues. Il en faudrait six fois plus chaque été d’après les calculs du porte-parole du festival pour satisfaire la demande. Avant de passer des heures sur des sièges en bois des plus rustiques, il faut donc patienter dix ans pour décrocher une place dans le graal wagnérien. Les transats gratuits dans le sable lors du public viewing ont aussi leurs attraits.