Edouard Du Penhoat : Pour accepter de démissionner, Robert Mugabe a réclamé (et obtenu) l’immunité pour lui et pour sa famille. Craignait-il tant que cela une humiliation ?
Il aurait probablement obtenu cette immunité, même sans l’avoir demandée. Car, comme l’armée, Emmerson Nnangagwa a conscience de ce que cet homme représente dans l’histoire de leur peuple, et il ne pouvait chercher à l’humilier davantage. Pire que la démission elle-même, le plus cruel, pour Robert Mugabe, a dû être le spectacle de cette population, déferlant dans les rues d’Harare, pour célébrer sa chute. Au regard d’une telle explosion de joie, il a dû méditer longuement ce qu’il a probablement vécu comme une ingratitude de ce peuple qui, dans son esprit, lui doit tout. En particulier sa liberté de nation indépendante.
Et, même s’il a pu s’égarer, par aveuglement amoureux pour une épouse toujours beaucoup plus jeune, il demeure un personnage essentiel, dans l’histoire de nation libre dont jouissent aujourd’hui les Zimbabwéens. En avril 1980, Harare vibrait d’un débordement à peine moins trépidant que ce que l’on a observé, l’autre jour, à sa chute. Et Mugabe n’a jamais eu autant conscience de ce que, pour diriger un peuple, il vaut mieux n’en espérer aucune gratitude. Il aime son pays. Mais il est tombé pour un amour encore plus grand, pour une femme. Tant qu’il ne s’agissait que de son seul maintien au pouvoir, ses camarades de la ZANU-PF se résignaient à le voir s’accrocher au pouvoir, et les Zimbabwéens le subissaient en silence. Mais l’idée que ce pouvoir sans fin en vienne à se prolonger héréditairement était aussi insupportable aux uns qu’aux autres...
Quel mérite Robert Mugabe a-t-il de plus que les autres leaders noirs qui ont combattu pour l’indépendance du Zimbabwe ?
Durant ces années qui devaient déboucher sur l’indépendance du pays, Mugabe n’était pas le seul leader, en effet. Et, à travers l’Afrique, certains noms résonnaient aussi fort que le sien : Abel Muzorewa, Canaan Banana, Joshua Nkomo, Ndabaningi Sithole, et quelques autres. Il s’est imposé, parce que c’est lui qui voulait, pour son peuple, le meilleur, il faut l’admettre. Certains de ces autres leaders se seraient contentés d’un simple réaménagement du régime raciste, alors que lui voulait l’indépendance totale, et il l’a obtenue.
Trop de gens oublient – ou ne savent tout simplement pas – que ce peuple, après près de soixante-quinze ans de colonisation britannique, était, depuis 1964, sous l’emprise d’un racisme d’Etat, conduit par le tristement célèbre Ian Smith. Avec qui certains leaders noirs voulaient composer. Et s’il n’y avait pas eu la résistance de Robert Mugabe et de Joshua Nkomo, le destin de ce peuple aurait sans doute été autre. Un peu comme si l’OAS (Organisation de l’Armée secrète) avait eu gain de cause en Algérie, et instauré, à Alger, un gouvernement pour régner sur ce territoire, en écrasant les populations autochtones. Pendant quinze ans, Ian Smith a gouverné ainsi, dans l’isolement, certes, mais aussi dans une indifférence bienveillante des grandes puissances, en commençant par l’ancienne métropole.
Et cette anomalie serait demeurée en l’état, sans l’intransigeance de Mugabe, déjà diabolisé, à l’époque, et, peut-être, l’arrivée au pouvoir de Jimmy Carter, aux Etats-Unis, et de Margaret Thatcher, en Grande-Bretagne. Il voulait la liberté pour son peuple, et on le traitait… de « Hitler noir ! ». Pas moins ! Mais il a tenu, avec le soutien de quelques Etats de la sous-région, que l’Afrique regroupait alors sous l’appellation de pays de « la ligne de front ».
Ce soutien à la résistance zimbabwéenne, le Mozambique et la Zambie l’ont payé cher…
Oui. Mais, au bout de l’intransigeance et de la diabolisation, est intervenue, en avril 1980, l’indépendance. Mugabe avait déjà 56 ans, soit un an de plus que Félix Houphouët-Boigny, au moment de l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Ce dernier est resté plus de trente-trois ans au pouvoir. Mugabe, dans l’absolu, n’estimait pas être une pire anomalie que lui, ou que Omar Bongo, qui a passé quarante-deux ans au pouvoir. Ou, encore, que Eduardo Dos Santos et Gnassingbé Eyadéma, trente-huit ans chacun, ou encore Denis Sassou Nguesso (qui en serait, lui aussi, à trente-huit, si la démocratie ne l’avait privé de cinq petites années), mais il est encore là. Paul Biya en est à trente-cinq années, et le compteur tourne encore. Vous comprenez donc que Robert Mugabe puisse vivre ce qui lui arrive comme une terrible injustice. Dans son esprit, sa seule faute, à ce stade, n’aura été que d’avoir débarqué son vice-président, et d’avoir laissé penser que son épouse pourrait lui succéder. Que n’a t-il, comme Omar Bongo et Gnassingbé Eyadéma, laissé le temps passer, en travaillant pour que les siens confisquent le pouvoir, une fois qu’il aura… rendu l’âme !