RFI : Pierre Lapaque, quatre ans de prison pour Bubo Na Tchuto, la peine semble très légère. Est-ce que vous êtes surpris ?
Pierre Lapaque : Je ne suis pas vraiment surpris. Je pense qu’il y a eu des discussions, ce qu’on appelle le plea bargain [négociation de plaidoyer] aux Etats-Unis, donc des discussions entre la justice américaine et Bubo Na Tchuto. Et donc il a dû y avoir des aménagements des pénalités applicables. Je pense que c’est sur ces bases-là qu’en effet, il a eu quatre ans de prison.
Voulez-vous dire qu’il a collaboré avec la justice ?
Je le suppose. Je pense, en effet, qu’il a dû y avoir des discussions. Après, collaboration, je n’en sais rien.
On imagine qu’il a donné un certain nombre d’informations qui permettent aujourd’hui à l’administration américaine de mieux contrôler le trafic en Guinée-Bissau ?
Bubo Na Tchuto a été arrêté dans des eaux internationales dans le cadre d’une opération menée par la DEA.
L’administration américaine
Oui, c’est l’administration de la Drug Enforcement Administration, l’office anti-drogue américain. Je pense que sur cette base-là maintenant il doit y avoir des discussions pour essayer de continuer cette enquête et continuer les autres enquêtes dans la sous-région en matière de trafic de drogue.
Bubo Na Tchuto, c’était l’un des parrains de la drogue. Est-ce que son arrestation a mis un coup d’arrêt au trafic en Guinée-Bissau ?
Je crois que ce serait présomptueux de dire ça. Si une porte se ferme, les narcotrafiquants trouveront très certainement d’autres moyens. Je sais que la drogue continue à [arriver] à Bissau, très certainement plus au niveau où ça passait auparavant durant la période du coup d’Etat et avant que l’Etat de droit soit rétabli à Bissau. Donc ça c’est déjà un point tout à fait positif. Mais ça continue. Il y a eu très certainement, je le sais, des bascules qui sont passées de Bissau vers d’autres pays de la sous-région, les pays qui avoisinent Bissau, parce que les narcotrafiquants essaient justement de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier et d’utiliser tous les différents maillons faibles qui peuvent exister dans cette sous-région.
Vous pensez à la Guinée Conakry ?
Entre autres. La Guinée Conakry très certainement, mais aussi les pays avoisinnant, que ce soit Sierra Leone, Libéria, Sénégal, Gambie… Les pays qui sont dans cette zone. Pourquoi cette zone plus qu’une autre ? Parce que c’est la zone qui est la plus proche de l’Amérique latine en termes de distance sur ce que l’on appelle, nous, l’autoroute n°10. C’est-à-dire entre l’Equateur et le 10ème parallèle.
Combien de tonnes de cocaïne peuvent transiter par l’Afrique de l’Ouest tous les ans ?
On peut estimer qu’environ entre 30 et 35 tonnes passent chaque année, là, desquelles il va y avoir environ entre 10 et 12 tonnes qui vont être saisies, ou bien directement dans la sous-région, ou bien en amont. Par exemple l’année dernière il y a eu deux grosses saisies qui ont été opérées en Bolivie. Une à destination du Ghana et l’autre de la Côte d’Ivoire.
Donc plus de la moitié de cette marchandise parvient à destination sans être saisie par la police ?
Malheureusement.
Alors évidemment il y a eu l’affaire du Boeing qui s’est posé près de Gao au Mali il y a quelques années, mais au-delà de ce coup très spectaculaire, on dit que la plupart de la cocaïne passe par des containers qui arrivent dans les grands ports d’Afrique de l’Ouest. Est-ce que vous confirmez ?
Incontestablement, le transport par container est un des moyens importants. Pourquoi ? Parce que c’est là où on peut mettre plusieurs tonnes. Dans un container qui avait été interpellé en Bolivie il y avait 8 tonnes, ce qui est absolument colossal.
Le problème du container c’est que si ce container est intercepté, vous perdez 8 tonnes. Donc en termes de coût d’investissement c’est absolument colossal. Donc il y a des narcos qui vont essayer d’utiliser le passage en force sur de grosses quantités et d’autres qui vont préférer disséminer ce passage en faisant passer 500 kilos ici, 300 kilos là, utiliser un petit bateau de pêche avec une tonne ici… Donc si vous voulez, ça permet de minimiser les risques à l’arrivée.
Selon un rapport des experts d’Afripol, le groupe terroriste Boko Haram est impliqué dans ce trafic de cocaïne. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
Sur Boko Haram en tant que tel ça m’est difficile. Par contre, ce qu’on sait parce ce qu’on a de plus en plus d’informations là-dessus, c’est qu’en fait il y a une collusion manifeste entre des groupes jihadistes terroristes et des groupes criminels.
Pierre Lapaque, quand un douanier d’un grand port de Côte d’Ivoire ou du Nigeria gagne l’équivalent de 100 à 150 euros par mois, est-ce qu’il n’est pas corruptible ?
Bien sûr. Il y a un travail de fond qui est fait par les Etats de la sous-région pour détecter les douaniers ou les policiers qui pourraient être corrompus. Il y a un appui international, justement, pour essayer de leur donner les moyens de travailler. Mais c’est vrai que la corruption est une espèce de monstre inhérent à la sous-région et au monde entier.
Et quand il y a corruption c’est au niveau du simple douanier ou au niveau du directeur du port ?
Il y a souvent des chaînes de corruption. Il est très rare qu’un douanier isolé soit corrompu. Il y a généralement des équipes, plusieurs personnes, qui vont partager cette manne... Donc oui, bien sûr, il faut travailler sur tous les niveaux. Il faut travailler à tous les plans. C’est toute la difficulté des cas de corruption.
A vous écouter, Pierre Lapaque, la capture de Bubo Na Tchuto n’a pas changé grand-chose. Au contraire, le trafic continue de prospérer, non ?
Bien sûr, le trafic continue de prospérer, que ce soit en Colombie, en Afrique de l’Ouest, en Europe ou aux Etats-Unis. Tant que vous aurez des gens qui seront d’accord pour payer la cocaïne à 80 euros le gramme, vous trouverez des gens qui seront d’accord pour la produire à un prix à cent fois moins cher ou mille fois moins cher. Donc je crois qu’il n’y a certainement pas de panacée et qu’il va falloir continuer à travailler pour les années et pour les décennies à venir contre le trafic de drogue.