François Mazet : L’ouverture, cette semaine, du procès de Laurent Gbagbo, à La Haye, a manifestement ravivé les passions et les antagonismes en Côte d’Ivoire, remettant à l’ordre du jour quelques interrogations récurrentes sur la sincérité ou même la réalité de la réconciliation entre Ivoiriens. Ce procès, pourtant attendu, ne vient-il pas assombrir, quelque peu, le tableau quasi-idyllique qu’offrait ce pays après la réélection spectaculaire du président Ouattara, en octobre 2015 ?
Jean-Baptiste Placca : A coup sûr, ce procès, surgissant à l’orée d’un nouveau mandat et d’une année nouvelle, est un peu contrariant, dans le décor. Mais, comme vous dites, il était à l’agenda. A ceux qui semblaient l’avoir oublié, il vient juste rappeler que la Côte d’Ivoire traîne encore quelques problèmes non résolus, qui continueront d’assombrir le tableau de la vitalité économique retrouvée et du rêve martelé de l’émergence à l’horizon.
Les Ivoiriens, dirigeants et peuples, devraient s’obliger à faire face au problème, et à en apprécier l’acuité. La vitrine du second mandat, conquis sans péril et entamé en toute sérénité, était bien trop parfaite. Après les troubles… Non, après la guerre qu’il a fallu livrer pour faire admettre son élection, Alassane Ouattara, a sans doute estimé devoir souffler un peu, en livrant Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale, un peu comme certains se débarrassent d’une cause majeure de tracas en expédiant, loin, très loin, l’objet ou le sujet du tracas. Il se trouve que, ici, c’est de son principal adversaire politique qu’il s’agit.
Tout un mandat sans avoir Laurent Gbagbo sur le dos, c’était un cadeau du ciel ! Cela ne pouvait se renouveler.
Comment se fait-il que, pour ceux qui sont au pouvoir supportent si mal les oppositions dures ? On les désigne, d’ailleurs, de manière péjorative, comme des oppositions radicales…
Sans doute parce que bien trop de dirigeants, en Afrique, voient dans le pouvoir politique, davantage les privilèges que l’ampleur, la dureté de la tâche. Ils ont donc le sentiment que l’on veut les empêcher de jouir d’une position durement acquise, sinon d’un butin. . Voilà qui explique pourquoi certains se battent avec une telle férocité pour conquérir le pouvoir et, encore plus férocement, pour le garder.
L’éternel quiproquo, dans ce qu’il faut bien appeler l’affaire Laurent Gbagbo, est que la seule, l’unique question que posent certains Ivoiriens, lorsque l’on aborde les motifs pour lesquels l’ancien président se retrouve devant cette juridiction, est celle de savoir qui a gagné l’élection présidentielle de 2010, dans leur pays. Et ils s’étonnent que l’on fasse comme s’il n’y avait pas eu, entre 2002 et 2010, une rébellion, qui a fait, elle aussi, ses victimes.
A l’opposé, certains autres Ivoiriens, irrémédiablement, invoquent les 3 000 morts, et se posent, sans sourciller, comme ceux qui ont été, sinon décimés par cette guerre, en tout cas les principales victimes. Et, depuis cinq ans, chacun, en Côte d’Ivoire, campe sur ses certitudes. Les uns estimant qu’on leur a volé leur victoire électorale, tandis que les autres égrènent sans cesse les chiffres des pertes que leur camp a subies, sans même concéder au camp d’en face quelque perte que ce soit.
Un tel malentendu est forcément sans issue ! Si chaque partie s’enferme dans ses certitudes, la réconciliation ne devient-elle pas impossible ?
Parfaitement ! Et le discours qui laisse penser que la réconciliation est en marche paraît surréaliste, au regard d’un tel dialogue de sourds. Les vainqueurs, au pouvoir, ont cru pouvoir miser sur le retour à une relative prospérité économique pour panser les blessures et calmer les rancœurs, tandis que les vaincus ont les yeux rivés sur les grandes décisions que prend le pouvoir, calculette à la main, juste pour démontrer que l’immense majorité des postes juteux est attribuée aux ressortissants du Nord, ceux que Madame Bensouda rassemble sous le vocable Dioulas, rajoutant une lecture maladroitement simpliste à une équation déjà suffisamment confuse.
En quoi se trompe-t-elle, lorsqu’elle décrit les exactions dont ont été victimes les Dioulas ?
Elle se barricade tout simplement dans une caricature des divisions ethniques et régionales. Il n’y a, dans aucune ville de Côte d’Ivoire, de quartiers où ne vivraient que des Dioulas, ou de marchés qui ne seraient fréquentés que par des Dioulas, et que le pouvoir de Laurent Gbagbo se serait permis de bombarder avec la certitude de ne compter que des victimes Dioulas, sans aucun Bété, aucun Agni, aucun Baoulé. Après les nombreuses critiques qu’elle a essuyées sur l’imprécision de son argumentaire sur le Kenya, l’on se serait attendu à ce qu’elle ne se présente plus à la barre avec un texte rédigé par des gens qui ne font raconter la Côte d’Ivoire de manière aussi simpliste. Même les plaisanteries par lesquelles les Ivoiriens, entre eux, se taquinent deviennent des références anthropologiques pour expliquer l’animosité à l’égard… des Dioulas !
Dans la musique, dans les émissions humoristiques et même dans les plaisanteries entre amis, il se dit des choses qui, certes, dépeignent de manière caricaturale les différents groupes ethniques. On en trouve même qui laissent croire que tel groupe ethnique est constitué d’anthropophages. Ils ne se mangent pas pour autant entre eux !