Fallait-il ou non la publier, et la hisser en Une, la photo du corps sans vie de cet enfant de trois ans, visage contre sable, sur une plage turque ? Dans les rédactions de France et de Navarre, hier, on s’est manifestement posé la question après que la photo a fait le tour du monde tout à la fois sur Internet et dans la presse européenne hors de France.
Fallait-il la publier ? A la rédaction du journal Le Monde, la réponse a été « oui ». Il faut dire que ses horaires de publication permettaient au quotidien du soir de prendre le premier la mesure de l’émotion planétaire suscitée par ce cliché de la dépouille du petit Aylan. « Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, ici, se justifiait Le Monde. Mais la seule volonté de capter une part de la réalité du moment ».
Mais depuis, ce dilemme de la Une a manifestement déchiré les consciences des confrères. Et ce matin, il n’y a guère que L’Humanité à imiter Le Monde. Pour découvrir la photo de l’effroi, les lecteurs du Parisien devront ouvrir leur journal. Elle est en page trois, tandis qu’à la Une du journal, l’enfant apparaît tout sourire sous cette simple manchette : « Il s’appelait Aylan ». Ceux de Libération la verront aussi en pages intérieures. Ceux du Figaro ne la verront pas. Pas plus que les internautes de notre site rfi.fr.
Aylan : choc de photo
La question de la publication de cette photo est posée. Qu’ils soient journalistes ou dramaturges, à l’instar, on s’en souvient, du génial Ben Hecht, les anglo-saxons l’appellent « the front page ». En France en général et ici-même en particulier, on dit donc « la Une ». Réceptacle des gros titres de l’actualité mais aussi, admettons-le, du sensationnel qui dope les tirages, la première page d’un journal pose souvent à ceux qui le font des questions relevant du cas de conscience. Imaginez les devantures des kiosques à journaux. A cet égard, celle du petit Aylan restera sans doute dans les annales.
Cette photo, hier matin, pas un quotidien français ne l’avait donc publiée. Alors pourquoi la montrer après les autres ? Dans Libération, le directeur en charge des éditions s’explique ce matin. Cette photo, « nous ne l’avons pas vue, admet-il. Pour être précis, ceux qui l’ont vue ont eu un mouvement de recul (…) ou n’ont pas tiré la sonnette d’alarme ». Et quitte à battre sa coulpe, Johan Hufnagel, c’est son nom, la bat jusqu’au bout (et, saluons-le, il est bien le seul confrère de la presse écrite à le faire ce matin), en ajoutant : « Nous ne nions pas la faute qui est la nôtre : ne pas avoir été capables de déceler cette photo dans le flux de l’actualité est une erreur », concède donc Libé.
Pour évoquer ce dilemme, Le Parisien préfère de son côté donner la parole au directeur du festival des photoreporters de Perpignan, Visa pour l’image. « Ce n’est pas du voyeurisme, dit-il au journal, mais de l’information et un bras de levier pour pousser les gouvernements à agir ».
Migrants : Europe terre d’asile
Justement, les dirigeants européens ont très vite réagi. A commencer par François Hollande. Visiblement bouleversé par cette photo et par le drame des réfugiés, le président français, avec la chancelière allemande Angela Merkel, a proposé dans ce que Le Figaro appelle un « sursaut » d’instaurer une répartition des réfugiés « équitable » en Europe.
« Il est temps, lance Libération. Cette mesure suppose évidemment l'ouverture de centres d'hébergement plus nombreux, l'organisation de l'accueil, le traitement rapide des demandes. A ces conditions seulement, le martyre du petit Aylan Shenu ne restera pas vain », soupire Libé.
Le quotidien catholique La Croix n’écrit pas autre chose. Car le flot des réfugiés est devenu si gros qu'il ne peut être « ni stoppé ni ignoré ». Et « en mémoire d’un enfant », La Croix formule cette supplique : « C'est cela dont la mort d'Aylan est devenue le symbole. Plus que jamais, il faut informer et, davantage encore, agir. Le corps d'un enfant nous interdit de reconstruire le mur de l'indifférence. »
Migrants : pomme de discorde
Mais cet accueil annoncé des migrants en Europe n’est pas du goût de tout le monde dans les journaux. Après le dilemme, la polémique. Pour Le Figaro, par exemple, les réponses apportées « sous le coup de l’émotion ou de la panique », bûcheronne le journal, ne font souvent « qu’aggraver le problème ». Et le quotidien de prévenir : « Si l'UE n'est pas capable de rétablir l'ordre à ses frontières extérieures, les drames se multiplieront et la " maison commune " deviendra elle-même un mirage. »
A l’exact opposé, L’Humanité prévient : « C'est une photo qui va hanter l'Europe. (…) Il est grand temps que les pays européens se montrent à la hauteur d'une démocratie moderne, qu'ils ouvrent des accès sûrs et légaux pour que les migrants ne perdent plus la vie à vouloir survivre. »
On le voit, et le journal L’Alsace le souligne, ce cliché « fera date, en attendant peut-être d'entrer dans l'istoire, à l'instar des photos de la fillette captée par Ut en 1972 au Vietnam ou de l'enfant guetté par un vautour en 1993 au Soudan ». Mais pour le quotidien de l’est de la France, le plus important, c'est que cette photo est probablement en train de « changer le cours de l'histoire, à tout le moins le sort des migrants ».