« Face à la masse de données désormais au grand jour, la prudence s'impose. D'abord parce qu'une précaution élémentaire exige de faire la part entre ce qui relève de l'optimisation fiscale et de la fraude caractérisée dans cette affaire où se retrouvent indistinctement les noms de dictateurs étrangers et ceux d'hommes d'affaires français, comme le patron d'Altice, Patrick Drahi, ayant pu avoir recours, temporairement et ponctuellement, à la discrétion panaméenne pour le besoin d'un deal, et pas nécessairement pour une évasion personnelle. »
Précaution éditoriale signée Jean-Françis Pécresse, éditorialiste au quotidien économique français Les Echos. Car l'enquête « Panama Papers », menée par plus d’une centaine de rédactions de médias dans le monde, éclabousse des personnalités partout et parfois sans nuance, des chefs d’Etat en exercice jusqu'aux vedettes sportives. Mais pour ne pas manquer l'essentiel du sujet, quelques explications s'imposent. Histoire d'éviter de tomber dans la vindicte. Chaque cas est en effet dissociable, et toutes les situations observées ne relèvent pas nécessairement de l'illégalité. Evasion, fraude, optimisation fiscale, quelles différences ?
L'évasion fiscale est-elle légale, ou illégale ?
Manon Laporte, avocate fiscaliste et auteure du livre Exilés fiscaux : tabous, fantasmes et vérités (Editions du Moment), fait une première distinction utile : « Ce qui est autorisé, c’est l’optimisation fiscale ; utiliser au mieux les mécanismes fiscaux, le système fiscal des différentes législations européennes ou internationales, pour payer le moins d’impôts possibles. Après, vous avez la fraude fiscale. Ça, c’est la dissimulation de revenus ou la non-déclaration de revenus ou de flux financiers qui sont taxables. Un délit puni d’une amende et d’une peine d’emprisonnement. »
L'affaire « Panama Papers » concerne l’évasion fiscale, qui consiste à « faire partir les capitaux » à l'étranger, mais qui peut s'avérer légale dans certains cas, indépendemment de considérations morales ou politiques, et illégale dans d'autres cas, relevant alors de la fraude fiscale. « Si vous avez déclaré (les capitaux envoyés à l'étranger, NDLR), vous avez le droit. Si vous ne les avez pas déclarés, ça devient de la fraude fiscale. (...) Dans les " Panama Papers ", on voit des personnes physiques qui ont monté des structures " offshore ", avec des écrans, pour dissimuler qu’elles sont bénéficiaires d'un revenu, et éviter de payer l’impôt sur la fortune, l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur les sociétés. »
La question des facilitateurs d'affaires
Créer une société « offshore » dans un paradis fiscal peut s'avérer légal. Y injecter de l'argent sans en informer le fisc, ça ne l'est pas. Dans tous les cas, les pratiques sont manifestement complexes, voire risquées vis-à-vis de la loi si l'objectif n'est pas de l'enfreindre. Il existe donc des gens prêts à aider. Même pour créer des sociétés-écrans. Ils peuvent être avocats, experts-comptables, conseillers fiscaux, ou encore conseillers en patrimoine. « Toutes sortes de gens qui ont les bonnes adresses cachées, où l'on peut mettre son argent sans se faire voir », commente Jacques Terray, avocat fiscaliste et vice-président de l'ONG Transparency International.
On appelle cela les « facilitateurs d'affaires ». Mais les Anglais disent plutôt « services providers », précise M. Terray. Car au Royaume-Uni, ils ont pignon sur rue, alors qu'en France, pas tellement. Cependant, pour qui les cherche, on les trouve aisément. « Ce sont les clients qui viennent tous seuls, pas besoin de les solliciter. Si vous allez sur Internet, il y a des conseils qui font de la publicité sur la manière dont ils peuvent gérer votre argent, à la fois sage, profitable et discrète. Et puis, il y a le " bouche à oreille ", entre les gens qui y sont allés et qui conseillent à leurs amis. Tout ça est organisé, pas besoin de faire de la publicité sur des enseignes lumineuses », remarque le fiscaliste.
Les ministères veulent la base de données
Parfois, on bascule dans l'illégalité. Ce fut la cas de la filiale suisse de la banque britannique HSBC, condamnée en 2015 pour avoir suggéré à des clients français des voies conduisant à la fraude fiscale. Paris va donc demander la transmission du fichier « Panama Papers », pour que la justice puisse se faire sa propre idée sur les suites à donner au cas par cas. « La France va, en application des conventions fiscales qui la lient à ses partenaires, solliciter la transmission du fichier " Panama Papers ", comme elle a elle-même eu l'occasion de transmettre la liste HSBC au cours des dernières années », écrit dans un communiqué le ministère des Finances et le secrétariat d'Etat au Budget.
Et les ministères français d'expliciter leurs objectifs : « Une fois que ces informations seront détenues et vérifiées, nous disposerons d'outils juridiques permettant de redresser les impôts éludés et d'appliquer les pénalités, et notamment pour la détention de comptes non déclarés à l'étranger ou de sociétés-écrans permettant d'échapper à l'impôt qui serait normalement dû à la France. » Le parquet national financier a d'ores et déjà ouvert une enquête préliminaire pour « blanchiment de fraudes fiscales aggravées », les faits étant susceptibles de concerner des résidents fiscaux français.
Au tour de la justice de se saisir des révélations
Pour rappel, une centaine de rédactions dans le monde, dont le journal Le Monde en France, ont eu accès à 11,5 millions de fichiers provenant des archives d'un cabinet panaméen spécialisé dans la domiciliation de sociétés « offshore » entre 1977 et 2015, qui révèlent les noms de personnalités ayant eu recours à des sociétés-écrans dans des paradis fiscaux. La dernière enquête publiée par Le Monde concerne la Société générale, décrite dans le titre de l'article comme « une banque au cœur de l’évasion fiscale ». Elle compterait 979 sociétés « offshores », dont les 2/3 auraient été crées via sa filiale au Luxembourg.
La Société générale a d'ores et déjà affirmé lundi qu'elle respectait toutes les lois des pays dans lesquels elle opère, qu'elle menait elle-même une politique contre la fraude et l'évasion fiscale, et qu'elle avait cessé d'opérer dans les Etats et territoires non coopératifs (ETNC). « Le groupe a décidé de fermer ses implantations dans la liste des ETNC en 2012, c'est-à-dire à Panama, aux Philippines et à Brunei. Société générale ne dispose pas d'implantations en activité dans la liste des Etats et territoires non-coopératifs », assure la banque dans un communiqué. Moralité : c'est désormais au tour de la justice de faire son travail.