RFI : Pour l’exposition en ligne Stay Home(s) du Festival Circulation(s) sur le confinement à l’ère du coronavirus, vous avez partagé une photo de la centrale nucléaire Tchernobyl après l’explosion de 1986. Pourquoi ?
Ihar Hancharuk : Parce que la Biélorussie [pays frontalier de l’Ukraine] a été le pays le plus affecté par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl [jusqu’à 70 % des retombées radioactives ; 23 % du territoire national ont été contaminés, ndlr]. Aujourd’hui, la situation avec le coronavirus me rappelle celle de l’époque de Tchernobyl quand les gens en Biélorussie n’ont pas été informés de ce qui s’est passé en 1986. À l’époque, le pouvoir public disait : « Tout va bien », jusqu’au moment où d’autres pays plus éloignés ont enfin démontré la radioactivité mesurée. Seulement après cela, le pouvoir a dû admettre qu'il y avait quelque chose qui n’allait pas.
Et aujourd’hui, avec un président biélorusse, Lukashenko qui avance comme recette contre le coronavirus le bon mot : « Buvez de la vodka, allez au sauna et travaillez dur » ?
Avec le coronavirus, j’ai l’impression que cela se répète. En Biélorussie, les autorités ne donnent aucune information sur le nombre de personnes infectées par le coronavirus. Ils se contentent de dire : « Tout va bien, ne paniquez pas, vous pouvez continuer à sortir ». Pour cela, j’ai montré cette parallèle avec Tchernobyl.
Qui a pris la photo que vous avez publié pour l’exposition en ligne Stay Home(s) ?
Je ne connais pas l’auteur de cette photo. C’est une photo d’archive qui circule sur Internet. Elle montre la centrale nucléaire complètement détruite après l’accident.
Quelle photo prise en 2020 pourrait révéler la situation actuelle de la crise du coronavirus en Biélorussie ?
L’image la plus évidente serait pour moi une photo montrant les foules qu’on peut toujours voir ici dans les lieux publics, pendant que le reste du monde s’est mis en quarantaine et en confinement. Chez nous, ce n’est absolument pas le cas. Ici, les gens sortent toujours comme si rien ne s’était passé. Donc, je prendrais une photo de la foule dans un bus ou dans un café.
Vous travaillez beaucoup sur l’identité nationale, la mémoire collective, la psychologie sociale et l’impact des médias de masse. Et vous êtes né en 1986, l'année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Cette tragédie, est-ce que c’était déterminant pour votre manière de photographier ?
Ma manière de regarder la société était définitivement affectée par cet événement et le passé de notre révolution, en tant qu’ancien pays de l’Union soviétique. L’accident de Tchernobyl n’était peut-être pas formateur pour ma manière de photographier, mais il l’a affectée.
Aujourd’hui, la Biélorussie est le seul pays en Europe qui n’a pratiquement pas pris de restrictions pour lutter contre le coronavirus. Le championnat de foot continue, comme les matchs de hockey sur glace, les bars et cafés restent ouverts. Que signifie être aujourd'hui photographe documentaire en Biélorussie, à l’époque de la crise du coronavirus ?
Je suis très inquiet par rapport à la situation actuelle. Je pense qu’il est dangereux de ne pas prendre des mesures. Je ne crois pas que nous sommes plus intelligents que le reste du monde.
En tant que photographe, vous sortez pour prendre des photos ?
Oui, parce qu’il n’y a aucune restriction qui limite les sorties. Après mon retour du Festival Circulation(s) à Paris, je me suis mis moi-même en confinement pendant deux semaines, ici en Biélorussie. Depuis dimanche dernier, cette quarantaine est terminée. Maintenant, je peux sortir, mais j’essaie de respecter une distanciation sociale.
Vous avez 34 ans, vous êtes né en Biélorussie, mais vous avez vécu aussi pendant plusieurs années en Pologne et en Russie. Après le retour dans votre pays de naissance, vous avez remarqué un changement dans le regard des gens. Dans votre série What If I Am A Spy ? (« Et si j’étais un espion ? »), vous affirmez que « la défiance et la suspicion sont devenues une partie de l’identité nationale du peuple en Biélorussie ». Que représente pour vous aujourd’hui de sortir et de prendre des photos en Biélorussie ?
Cela n’a pas changé. Je ne vis pas dans la capitale Minsk, mais à Baranavichy, une petite ville. Et pourtant, ici, je reste une personne avec un grand appareil de photo qui est suspect. Une seule chose a changé : je me suis habitué à cela. Je continue à exercer mon métier. Ils me regardent avec étonnement et me demandent ce que je fais. En revanche, je n’ai pas de problèmes avec les autorités. Jamais un policier est venu me contrôler ou m'interdire de prendre des photos.
Dans le cadre de Circulation(s), vous montrez votre série Pre Mortem, déclenchée par le décès de votre grand-père. Elle raconte comment les gens en Biélorussie se préparent à leur propre mort en choisissant l’emplacement de leur tombe, de leur pierre tombale, etc. Avec la crise et le nombre de morts provoqués par le coronavirus, la perception de la mort, va-t-elle changer ?
Dans le reste du monde certainement, en Biélorussie, je ne suis pas sûr [rires]. Officiellement, on a beaucoup de cas de pneumonie, mais pas de coronavirus, parce qu’ici, les gens ne sont pas testés par rapport au coronavirus. Donc, les hôpitaux sont pleins avec des patients avec des pneumonies. Et quand un patient meurt, la cause de mortalité affichée est « pneumonie ». Dans le reste du monde, l’augmentation du nombre de morts est consultable en ligne et cela aura un effet sur la perception de la mort.
► Le site du photographe biélorusse Ihar Hancharuk
► L’exposition en ligne Stay Home(s) de Circulation(s), festival de la jeune photographie européenne, un télégramme photographique et quotidien des 45 artistes participant à cette 10e édition
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