Lajos Kassák, prince des vagabonds et des lettres hongroises

« La nuit la ville est sauvage comme la lune », écrivait son contemporain Tibor Déry. Avec Vagabondages, réédité pour la première fois en langue française depuis 1972, nous voici plongés dans le quotidien halluciné des clochards de la Belle Époque, de Budapest à Paris.

La découverte tardive de Sándor Márai en France, désormais considéré comme une voix européenne majeure du XXe siècle, devrait inciter le lectorat français à explorer les merveilles de la littérature hongroise, singulièrement la génération qui précède d’une grosse dizaine d’années l’auteur des Braises et des Confessions d’un bourgeois, né en 1900.

Si Dezső Kosztolányi ou Frigyes Karinthy sont aujourd’hui largement traduits, Lajos Kassák, figure centrale des avant-gardes littéraires, poétiques et picturales de Budapest, reste surprenamment méconnu.

Sur la route

Né en 1887, d’un père laborantin et d’une mère blanchisseuse, Lajos Kassák est rétif au savoir scolaire et s’oriente très vite vers un apprentissage en serrurerie. C’est donc en ouvrier et en aspirant-poète qu’il décide de prendre la route pour Paris en compagnie d’un camarade sculpteur, un certain Gödrös, en 1909.

Le voyage commence en bateau, sur le Danube, jusqu’à Vienne. Il se poursuit à pied, et le récit qu’en donne l’auteur près de vingt ans plus tard, en 1927, est à mi-chemin entre un roman d’initiation hérité de Voltaire ou de Goethe, et une sorte d’autobiographie poétique comme nous en offrira la Beat Generation.

Le monde qu’il décrit n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui étudié dans le livre du chercheur étatsunien Nels Anderson, en 1923, Le Hobo, sociologie du sans-abri, mais dans le contexte d’une Europe d’avant-guerre.

La force de Kassák, à la différence de Kerouac par exemple, est qu’à aucun moment on ne le sent soucieux de construire son propre mythe, mais plutôt de comprendre ce qui se joue dans ces mois d’errance qui – nous l’apprendrons à la fin du livre – précède l’annonce de sa future paternité, et pourrait-on dire, de son passage à l’âge adulte, celui des responsabilités.

Une France hostile aux étrangers

Socialiste, il exprime surtout son inadéquation au monde avec une sincérité désarmante : « Si quelqu’un m’avait demandé si je voulais travailler, je ne sais pas ce que j’aurais répondu, mais je n’avais absolument pas envie de me retrouver dans l’obscurité des usines ou des ateliers. »

Ou encore, un peu plus loin: « Je le sentais : aussi facile qu’il m’avait été facile de prendre la route, aussi difficile il me serait de retourner parmi les gens que l’on appelle normaux, d’accepter leurs lois entortillées, les coutumes auxquelles les contraignent ces lois. »

« Plus je vagabondais, résume-t-il enfin, plus me paraissait naturelle cette confuse négation de tout.» Pour le lecteur en revanche, qu’il soit attiré par la poésie de la dérive ou la valeur historique du témoignage, le récit est riche d’informations nouvelles, sur les préoccupations du jour et le regard de ceux qui, le plus souvent, demeurent invisibles et sans voix.

On découvre par exemple, dans une France profondément hostile à l’étranger, telle que la décrira de nouveau Sándor Márai dans les années folles, que l’Allemand à la Belle Époque est rendu responsable du prix des allumettes et du tabac, car le monopole d’État a été créé pour payer les indemnités de guerre. Il n’est point question pour un clochard hongrois de demander du feu !

Quand l’homme et l’artiste ne font qu’un

L’une des ressources de Kassák, comme tant d’autres mendiants et vagabonds, est de profiter, au prix de quelques phrases patiemment apprises, du réseau très dense de la solidarité juive, qui s’adresse notamment aux exilés d’Europe de l’Est.

S’il éprouve de la honte à mentir sur son identité, il se souviendra des malheureux qu’ils côtoient et de leurs récits, au point de faire des pogroms le parangon de l’oppression dans un poème de l’immédiat après-guerre.

Chemin faisant, l’auteur se sépare de Gödrös, et rencontre le jeune écrivain Emil Szittya, qui étudie les représentations du Christ, veut partir au Chili et rêve d’assassiner le Tsar. Plus doux, Kassák cherche simplement sa place en ce monde.

Ici l’homme prend soin de se confondre avec l’artiste et nous emmène en confiance avec lui. Le risque paie, celui du voyageur, celui de l’écrivain, celui du lecteur bien sûr, embarqué à son tour dans cette étonnante aventure. Le retour à Pest est un enchantement : « J’étais seul, les escarbilles de la locomotive filaient devant ma fenêtre, je voyageais au fond des mers dans une voiture fée. »

Lajos Kassák, Vagabondages, traduit du hongrois et préfacé par Roger Richard, éditions Séguier, 2020, 19 euros.

► À lire aussi : le livre récemment réédité de son compagnon de route Emil Szyttia, 82 Rêves, Allary éditions, 2019, 20,90 euros et  Les Confessions d’un bourgeois, de Sándor Márai, Le livre de poche, 8,70 euros.

► À voir : le musée Kassák à Budapest.

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