«Limbo», la création numérique entre au Festival des Francophonies

« On offre à nos visiteurs la possibilité de ne rien faire. » Avec « Limbo, une biographie du perdu », la création numérique a trouvé, pour la première fois, une place au Festival international des Francophonies en Limousin, à Limoges. Jusqu’au 6 octobre, l’auteur, metteur en scène et co-concepteur (avec l’artiste portugais João Garcia) Gianni-Grégory Fornet propose une plateforme sur Internet et une installation plastique vidéo. Ce récit numérique poétique et philosophique ambitionne d’écrire la biographie de ce qui va disparaître, le « perdu » de la génération numérique. Entretien.

RFI : Limbo, que signifie ce titre ?

Gianni-Grégory Fornet : « Limbo » signifie en portugais les limbes.L’idée des limbes, c’est un déplacement sans attentes, sans destination précise. On l’a choisi pour illustrer notre goût du voyage.

Les Francophonies sont un festival des arts de la scène, du théâtre, de la danse, de la musique… Jadis, vous avez mis en scène, entre autres, des pièces de Dieudonné Niangouna, participé en tant que guitariste et interprète aux créations de la chorégraphe Régine Chopinot avant de créer votre compagnie Dromosphère. Le récit numérique, est-ce un genre artistique à part ?

Je ne sais pas encore vraiment [sourire]. La question nous a beaucoup interrogés. Au début, il était plutôt question d’une websérie, donc d’un format court, plutôt distrayant, qui reprendrait les codes du Web, du zapping, etc. João, lui, il était plutôt réticent par rapport à cela. Il ne pensait pas qu’on pouvait rencontrer de l’art à travers des écrans.

Et finalement, cela s’est transformé en art ?

Il y a une installation plastique vidéo. Donc, je pense qu’on est en présence d’une œuvre artistique. Et la matérialité de cette création Limbo, c’est une série de 15 films courts. Pour moi, c’est réellement de l’art.

Le voyage commence avec l’apparition d’un cheval et d’une prairie quasiment déserte. Que va-t-on découvrir ? Et qui va décider où l’on va ?

On a choisi d’être interactif, mais plutôt « peu » [rires]. Plutôt moins que beaucoup. On offre au visiteur la possibilité de ne rien faire, c’est-à-dire la possibilité de ne pas cliquer. On lui offre la possibilité de cliquer à certains endroits, s’il veut prendre des dérivations, des déviations, des voyages, des itinéraires bis… Sinon, il peut se laisser porter, et, au fil des épisodes, découvrir une correspondance entre deux amis. Deux amis qui ont un rapport différent au voyage. Deux artistes qui discutent et qui se souviennent d’images immémoriales, des choses perdues. Ainsi, ils se dirigent, ensemble ou par itinéraires croisés, dans des pays où ils photographient, écrivent, filment, donc créent… C’est la question du processus créatif.

De quel « perdu » parlez-vous dans le sous-titre une biographie du perdu ?

Le perdu m’intéresse beaucoup, c’est-à-dire la sensation du perdu de quelque chose, de quelque chose de jadis, de quelque chose qui remonte de très loin, de la mémoire. C’est la base de mon écriture, c’est le matériau premier. La biographie du perdu est un titre énigmatique, mais cela désigne aussi le fait que c’est illimité : écrire ce qui va disparaitre, écrire la biographie de ce qui va disparaître, ce qui a déjà disparu, ce qui va continuer à disparaitre après nous. Cela va juste dire qu’on est sensible à des présences qui ne sont pas forcément spectaculaires, pas forcément criardes. C’est plutôt la banalité, la beauté du quotidien.

Vous évoquez également le perdu de la génération numérique ?

L’université de Limoges nous a permis de rencontrer deux, trois personnes qui ont répondu à cette question : selon vous, c’est quoi « le perdu », l’objet qui va disparaître, à l’ère du numérique ? Les usages ont changé. Il y a des quantités de médias, de supports qui ont disparu : la cassette magnétique, bientôt le CD… il y a des objets liés à des usages qui nous ont laissé une sensation physique très profonde, dans notre corps, dans notre histoire, dans notre enfance. Pour moi, il y a vraiment un fossé, une vraie rupture entre ma génération - les gens au-dessus de 40 ans – et la génération des vingtenaires que j’interroge. Cela m’intéresse de la questionner en disant : quels sont vos souvenirs ? Qu’est-ce qui marque votre corps et va disparaître fatalement ? De quoi allez-vous vous souvenir, plus tard ? Donc, c’est quoi le perdu pour votre génération numérique ?

Ce qui va être perdu par rapport à votre création, c’est l’applaudissement à la fin de votre « représentation ». Contrairement à des spectacles de théâtre, de danse ou de musique, votre public se trouve derrière un écran et n’applaudit pas. Comment mesurez-vous le succès ou l’impact de votre récit numérique ?

C’est une vraie question, à laquelle je n’ai pas de réponse, pour l’instant. Après, évidemment, il y a des statistiques, des choses qui existent, mais… c’est difficilement mesurable, le succès de cela. La réussite de la pièce est déjà d’avoir été au bout de cette chose-là. Et puis, il y a la beauté des images, le propos surprenant pour ce support qui est plutôt associé à la mobilité, à la rapidité, au zapping. Ici, on peut contempler, rester un peu de temps et voir différents paysages dans une fenêtre. Je pense que cela aussi est un succès, parce que cela ne se consomme pas aussi rapidement qu’une websérie.

Lors de sa visite à Limoges, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a annoncé que le Festival des Francophonies en Limousin sera l’un des trois pôles de référence nationale pour développer la Francophonie au sein du spectacle vivant en France. Elle n’a pas parlé des créations numériques francophones. Est-ce que la création numérique francophone existe ?

La création numérique en France existe, ça c’est sûr. Mais que cela soit une Francophonie du numérique, cela je ne sais pas encore. En tout cas, Marie-Agnès Sevestre, la directrice des Francophonies, en partant, laisse une scène numérique qui se fait pour la première fois dans le festival. Peut-être le prochain directeur voudra renouveler l’expérience, mais je pense que la création numérique et le spectacle vivant sont vraiment deux mondes aux antipodes.

Limbo aux Francophonies en Limousin, Limoges - Cité des Métiers et des Arts / Musée des Compagnons et des Meilleurs Ouvriers de France, jusqu'au 5 octobre, à 15h 16h30 et 18h. Plateforme numérique accessible jusqu'au 6 octobre.

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