Après douze jours de festival et à quelques heures de l’annonce de l’heureux élu, il y a un seul long métrage qui se distingue nettement par rapport aux vingt autres en lice pour la Palme d’or : Leto, l’« Été » russe et rebelle de Kirill Serebrennikov. Ce film en noir et blanc, et -paradoxalement- haut en couleur, raconte brillamment - dans la forme et dans le fond - la naissance de la rébellion rock russe dans les années 1980, à partir d’une figure culte vénérée en Russie : Victor Tsoï.
Le piège du succès
Parmi les cinéastes très connus et donc très attendus, beaucoup semblent curieusement être tombés dans le piège de se contenter d'imiter la recette de succès de leurs anciennes œuvres. C’était le cas du maître japonais Kore-Eda Hirokazu avec Une affaire de famille, du plaidoyer anti-capitaliste En guerre du Français Stéphane Brizé, mais aussi des Eternels de Jia Zhang-Ke. Ce dernier, récemment élu député de l’Assemblée nationale chinoise, a rejoint le « club » des cinéastes ayant goûté à la politique (à l’instar de Cheick Oumar Sissoko, ancien ministre de la Culture au Mali, d’Abderrahmane Sissako, conseiller présidentiel en Mauritanie ou Mahamat-Salem Haroun, ministre éphémère au Tchad).
Être acteur ou cinéaste iranien
La présence à Cannes de trois stars iraniennes a permis d’étudier de très près trois réactions artistiques différentes face au régime politique de la République islamique d’Iran. Dans Les Filles du Soleil de la Française Eva Husson, la très engagée, exilée et féministe Golshifteh Farahini joue le rôle d’une combattante kurde. Hélas, son apparition dans le film a donné l’impression d’avoir été utilisée pour la bonne cause d’un film moraliste truffé de bonnes intentions. Quant à Asghar Farhadi, après son aventure espagnole Everybody Knows avec le couple-star Javier Bardem et Penélope Cruz au casting, le réalisateur iranien a pris le risque de perdre beaucoup de sa subtilité, avec ses tournages loin de l’Iran.
Le seul avoir réussi à tirer son épingle du jeu reste Jafar Panahi. Le cinéaste dissident est toujours interdit de quitter le territoire, mais il a gardé sa rage de faire des films. Pour cela Trois visages aurait mérité le Prix du Jury. Sans parler de Wanuri Kahiu, première cinéaste kényane en sélection officielle, dont le film Rafiki a été entretemps interdit au Kenya. Et le cas Sebrennikov comme le cas Panahi montrent les limites du Festival : Cannes peut rendre visibles les choses, sans forcément pouvoir les changer.
La surprise Capharnaüm
Concernant le prix du Jury, un autre candidat très sérieux pourrait être Capharnaüm, plaidoyer flamboyant et fantastiquement cinématographique dela Libanaise Nadine Labaki en faveur des enfants maltraités. Plusieurs films correspondent aux qualités exigées par le Grand Prix de couronner un film plus accessible pour le grand public.
Dogman, de Matteo Garrone, repose sur l’incroyable énergie déployée par le récit. C’est l’histoire d’un toiletteur pour chiens dans une petite ville italienne glauque et crépusculaire qui prend conscience de l’importance absolue de pouvoir dire non. Le Poirier sauvage du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, figure également parmi les candidats. À l’écran, on contemple des visages comme des paysages, et vice versa. Pendant plus de trois heures, images, personnages et nature convergent merveilleusement bien. Les prises de vue sont aussi époustouflantes que les discours philosophiques sont profonds : quelles sont les vraies valeurs à transmettre de père à fils ?
L’histoire d’un amour impossible
Cold War pourrait également prétendre à une place aux palmarès. Un petit bijou en noir et blanc et en format presque carré du Polonais Pawel Pawlikowski. C’est l’histoire d’un amour impossible entre deux Polonais bousculés par l’idéologie et les restrictions de la guerre froide. Le poids de l’exil, le rôle essentiel de la danse et du chant traditionnels, la folie de l’art et le sacrifice au nom de l’amour, tout y passe, sublimé par une mise en scène très rythmée et intelligente. Joanna Kulig excelle dans le rôle-titre de Zula et pourrait tout à fait espérer de décrocher le prix de l’Interprétation féminine.
Marcello Fonte, John David Washington ou Adam Driver ?
Parmi les acteurs, plusieurs ont impressionné la Croisette, à l’image de Marcello Fonte dans Dogman. Il incarne à merveille le personnage attachant et chaleureux de Marcello, doté d’un sourire éternel. Dans Leto, de Kirill Serebrennikov, Mike (Roman Bilyk) et Victor Tsoï (Teo Yoo) restent des personnages inoubliables. Un autre duo a touché les cœurs des festivaliers, celui incarné par John David Washington et Adam Driver. Les policiers afro-américain et blanc qu'ils incarnent fusionnent magistralement leurs vies et leurs sentiments pour pouvoir infiltrer le Ku Klux Klan dans BlacKKKlansman, le film hilarant de Spike Lee.
« Un Festival en déclin » ?
À la fin de la 71e édition, le choix du palmarès ne sera pas forcément le plus grand casse-tête à résoudre. L’absence de films Netflix, certaines incohérences (selon le journal Libération, le film de Jean-Luc Godard « ne connaîtrait pas de sortie traditionnelle en France, mais une diffusion dans les marges de l’exploitation commerciale, entre musée et télé ») et une présence moins importante de stars américaines avaient poussé certains médias, comme le site belge rtbf.be, de parler d’« un événement qui perd, chaque année, un peu plus de son glamour légendaire ». Même Gilles Jacob, l’ancien président du Festival, avait alerté dans le Nouvel Obs : « Sans Hollywood, Cannes n’est pas Cannes. »
Le 12 mai, le réputé magazine professionnel américain Hollywood Reporter a enfoncé le clou en parlant d’un festival en déclin (« Cannes : 5 Signs of a Festival in Decline »). Une idée aujourd’hui visiblement partagée par le quotidien français Le Figaro qui titre dans son édition du 19 mai : « Le Festival de Cannes en cinq déceptions » dont le dernier chapitre est intitulé : « La fête est finie » évoquant aussi la nouvelle place des journalistes au sein du Festival, après la suppression des avant-premières pour la presse : « La presse a enduré la nouvelle grille des projections, en voyant les films après tout le monde – priorité aux séances de gala du soir et aux standing ovation faisant croire que chaque film était la palme. Réduite au rôle de voiture-balai, écartée des débats qui n’ont pas eu lieu, elle a le blues. »
► Ce samedi 19 mai, entre 19h30 et 20h30 (heure de Paris), RFI vous propose une émission spéciale en direct du Festival de Cannes autour de la cérémonie de clôture et du palmarès.
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