[Du côté de chez Mandela] Schoeman, le désert et rien d’autre

Il y a un an s’éteignait Karel Schoeman, grand nom de la littérature sud-africaine et misanthrope discret qui, pour cette raison, est demeuré assez peu connu à l’étranger. Le public francophone a cependant accès à cinq de ses romans. A part Retour au pays bien-aimé, traduit à partir de la version anglaise, les quatre autres proviennent directement de l’afrikaans, grâce au talent de Pierre-Marie Finkelstein qui lui a toujours voué une grande admiration.

Schoeman s’était retiré dans son village natal de Trompsburg, dans l’Etat Libre d’Orange. Il ne recevait presque personne. Ne possédant pas de voiture, il tannait ses voisins quand il lui fallait se rendre à Bloemfontein, la ville la plus proche.

Né en 1939, il s’est toujours senti en marge de la société. Quittant le calvinisme pour le catholicisme, il a passé trois ans dans un noviciat en Irlande, avant d’abandonner l’idée de devenir prêtre. Une homosexualité mal vécue l’a conduit à s’éloigner plusieurs fois de son pays pour devenir bibliothécaire à Amsterdam ou infirmier à Glasgow. Il a terminé son parcours professionnel comme archiviste au Cap, ce qui explique son goût pour la documentation précise et ses nombreux essais historiques. Lauréat de nombreux prix littéraires, il a été distingué par Mandela au moment de son départ en retraite.

L’écrivain était aussi compliqué que l’homme : Des voix parmi les ombres* constitue la première partie d’une trilogie, mais elle a été publiée en dernier, signe d’une difficile mise au monde. Dans ce roman, Schoeman reprend un procédé familier : il envoie son personnage principal dans un coin perdu pour en déconstruire l’histoire.

Le narrateur, en l’occurrence, est un historien qui se rend, flanqué d’un photographe, dans un village du Karoo. Pendant la guerre anglo-boer, la petite bourgade plutôt anglophone a été prise d’assaut par un commando boer, dirigé par un certain Gideon Fourie. Il y a instauré un régime d’airain, avant l’arrivée des troupes britanniques. Un siècle plus tard, le professeur semble entendre trois voix blanches fantomatiques qui donnent leur version de l’événement. Il apparaît que la victime principale de l’équipée fut le chef de la communauté métisse, tabassé à mort.

Mais un siècle plus tard, personne n’arrive à situer de tombe à Verliesfontein (Fontaine perdue). La mémoire du terrible conflit entre Boers et Anglais s’estompe à mesure que s’élève la question des brutalités à l’égard des Khoïsans, les aborigènes de la région. Le patronyme de Fourie n’est pas choisi au hasard. Il rappelle Jopie Fourie, cet éclaireur pendant la guerre des Boers (1899-1902) qui ne supporta pas que l’Union Sud-Africaine décide de s’allier aux Anglais en 1914. Il prit la tête d’une rebellion et finit fusillé par ses anciens frères d’armes.

Schoeman consacre une longue introduction de soixante-dix pages aux grands espaces vides du Karoo. Ces descriptions, « destinées aux alpinistes de la littérature », selon un critique, illustrent à la fois le talent de l’auteur et sa fascination pour le désert. Econome en dialogues, le style poétique berce le lecteur amateur de rythmes lents. Le temps balaie les vieux conflits. « Le passé est un autre pays : où est le chemin qui y mène ? », s’interroge l’historien.

D’aucuns n’oublient pas. Les Afrikaners conservent la mémoire brûlante des 28 000 civils décédés dans les camps de concentration anglais, essentiellement des femmes et des enfants. A Bloemfontein, un vaste monument rappelle leur martyr. Mesure politiquement correcte, on vient d’ajouter à la liste les victimes noires, souvent des employés des fermiers boers. Plus de 20 000 d’entre elles, en proie au typhus et à la malnutrition, ont perdu la vie dans 66 camps, s’égrenant le long de la voie ferrée Le Cap-Johannesburg.

Le passé échappe à l’historien, nous fait comprendre Schoeman. La voix des témoins s’altère au fil des décennies, à telle enseigne qu’on peut se demander si Fourie a vraiment existé, si les faits relatés se sont véritablement déroulés. Non seulement l’histoire nous est inaccessible, conclut l’auteur, mais nous ne savons pas toujours comment la raconter.


Karel Schoeman, Des voix parmi les ombres, Phébus, traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, 2014. La seconde partie de la trilogie, L’heure de l’ange, paraîtra en août 2018, toujours chez Phébus.

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